Le film de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval, fantasme médusant sur la jeunesse, la politique et leurs grands sujets, en assume tous les travers, tous les a priori, toutes les erreurs sans faillir. La naïveté désarmante de Low Life offre au spectateur une sidération anxieuse, inquiétante étrangeté qui porte moins sur le contenu du film que l’incongruité de son existence même. En cela réside peut-être sa qualité.
Les films in-sauvables ont en commun avec les dits « chefs‑d’œuvre » de mettre à l’épreuve la critique : il faut les sauver à tout prix de leur éloignement altier, quitte, paradoxalement, à leur rendre la vie en tirant (par charité) sur l’ambulance. Problème du « quoi (en) tirer », hésitation entre faire les poubelles (fouiller et refouiller jusque dans l’inconscient du film, du réalisateur, voire du dossier de presse), ou rajouter en douce un peu de corps (comme on rattrape une viande douteuse par un fond de sauce ou des épices).
Daney postulait que la critique ne peut exister que lorsque apparaît un écart entre un film et son public. Ainsi, en face de films grands public et à grand succès (du temps de Daney, Les Morfalous, du nôtre, disons Intouchables), la critique ne peut rien (ni pour, ni contre). Cet écart, on pourrait l’appeler positivement « ratage », puisqu’on peut aisément postuler que trouver son public est le désir de tout film. Et la critique ne peut s’exercer et n’existe que par les ratages, les écarts, les incompréhensions, avec sa fonction de passerelle ou de lampe torche : tout exercice d’escalade s’appuyant sur les surfaces accidentées, au bord du précipice.
Hélas, dans un programme aussi méthodiquement suicidaire que Low Life de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval, on ne peut pas vraiment parler de ratage : ce serait offrir au film des portes de sortie qu’il a par avance barricadées, faire jouer des indécisions redoutablement absentes, sauver quelques personnages pas bancals du tout et fort contents de leur sort. Et si le ratage est aimable (il favorise l’imaginaire ou engendre une réaction de dépit très vivante), Low Life ne l’est guère. Mais il est fascinant, dans sa capacité à brûler autour de lui tout espoir d’être récupéré, tout en faisant du surplace.
Alors pourquoi avoir envie de parler d’un film si sûr de son fait, si surcadré, si surfilmé ? Déjà parce que Klotz (avec Perceval comme scénariste) avait réussi ses précédents films, et qu’il est donc crédité d’un certain savoir-faire. En outre, aucun désir ni de descendre ce film (exercice ennuyeux), et impossibilité de le défendre. C’est peut-être à la lisière de ces deux positions que se tient celle du catastrophé. Une posture raide d’observateur, tentant de lier avec un objet-événement qui le dépasse un semblant de relation.
L’histoire de Low Life en quelques mots : Lyon, quelques jeunes (assez propres sur eux), vivant dans un cossu squat, s’engagent dans un combat pour les sans-papiers, c’est-à-dire contre la Police. Une jeune fille un peu photographe, Carmen (Camille Rutherford), tombe amoureuse d’Hussain, poète ténébreux sans papier (au grand dam de Charles, son ancien copain). Leur idylle passionnelle est menacée par une Police fasciste (terme approprié, nous y reviendrons), qui, outre expulser hors des frontières des sans-papiers, enquête sur une série d’accidents étranges frappant des policiers et des civils « français de souche ». Ces accidents se révèlent être le fait de magie noire de la part d’un groupe organisé de sans-papiers, brûlant leurs lettres de reconduite à la frontière lors de rituels vaudou (épisode sans doute le plus beau), puis les replaçant dans les poches des futures victimes.
Amour et engagement, sensibilités « d’artistes » (elle est photographe, il est poète) contre un monde contemporain dit cruel et machinique : il y a dans Low Life un appel aux poncifs qui étourdit. Les énumérer serait fastidieux, et ils sont nombreux. Contentons-nous pour l’instant de mentionner, en exemple, la fin du film : interpellée parce qu’elle cache Hussain, Carmen se retrouve dans une cellule remplie d’écrans vidéos (la police surveille tout), face à ce qui semble être la dirigeante de l’opération (Hélène Fillières). Cette dernière est coiffée « à la nazie » : cheveux blonds plaqués, elle est sèche, terrible. Carmen, accusée d’avoir caché un sans-papier, se rebelle : « En 42, j’aurais fait pareil. » Superbe point Godwin. Aucune distance ne sera jamais prise. Elle aurait pu être historique : on se demande comment Klotz et Perceval, qui ont réellement vécu Mai 68, et devraient savoir ce que c’est que la matérialité d’une lutte et les dangers réels qu’elle comporte, peuvent reconduire à ce point une idéologie de gauche faiblarde, un ensemble de comportements qui relèvent du dandysme engagé, d’un maniérisme politique. Klotz énonce : « Beaucoup aujourd’hui, et pas seulement chez les jeunes, n’ont pas renoncé à la puissance révolutionnaire de la vie. » Puissance spinozienne ? C’est concevable. Mais au vu de la pauvreté du film en « actions », cette formule devient un pur en-soi, un drapé sans réalisation. Il y a une certaine mauvaise foi dans la critique à ne considérer que l’avis de l’auteur sur son œuvre, surtout pour lui renvoyer son discours en reproches. Mais la grande « réussite » de Low Life est justement que le film est réellement verrouillé par le discours d’auteur (et je ne parle pas que des mots d’auteurs), qui lui correspond totalement. Il n’admet aucune autre lecture que la sienne.
Klotz et Perceval aiment la jeunesse, et Low Life en est leur ode (« j’avais envie de filmer la jeunesse comme une puissance antique »). Un regard de grands-parents ex-soixante-huitards, sur des petits enfants en prise avec une « actualité ». Ces derniers sont censés être rebelles et engagés, et expérimenter de manière violente une « guerre ». Perceval : « En tombant amoureuse, elle [l’héroïne, Carmen] rentre dans cette guerre. L’espace clos de leur amour devient aussi lieu de résistance. » Klotz : « C’est vrai, Low Life est un film de guerre. Et comme dans toutes les guerres, il y a beaucoup d’histoires d’amour qui sont aussi des histoires de résistance. » On expliquera au spectateur où est la guerre, lorsque au début du film une dizaine de policiers (un peu effrayés) tirent des fumigènes et s’en prennent à des manifestants aussi peu nombreux qu’eux, et tout aussi effrayés. Affrontement, violences, pourquoi pas. Mais l’engagement en reste là. À un moment, un beau plan où un policier est soigné par des sans-papiers et le reste des manifestants : on se dit que le manichéisme sera évité, qu’il y a du passage entre les « deux côtés ». Las, ce plan disparaît bien vite et les policiers redeviennent ces êtres hargneux, machiniques et haïssables. Ils n’ont sans doute pas droit à l’humanisation, au remords ou au doute, puisqu’ils sont du mauvais côté du manche.
Klotz et Perceval ont beau arguer que cette guerre est invisible et insidieuse, elle ne l’est que pour eux, puisqu’en effet ils se refusent à la montrer. La traque et la reconduite des sans-papier n’a rien de souterrain, rien du complot caché, il y a des moyens de la filmer : il faut aller « sur le terrain ». Un terrain que par une pudeur étrange les réalisateurs semblent éviter (peut-être pour ne pas reconduire leurs films précédents ?). Il est plus commode de rester du « bon côté », celui des amoureux, celui des mots rassurants. Faire parler des personnages de manière littéraire (avec emphase ou non), une certaine artificialité de jeu, n’a rien de problématique en soi, au contraire. Le souci provient du fait que Klotz et Perceval semblent confondre, de manière stupéfiante, littéraire et littéral. Et la littéralité implique que toute parole et toute image deviennent allégoriques. Les réalisateurs ont tant de confiance dans le logos qu’ils semblent dispenser les images de l’évoquer. Ce qui est particulièrement frappant quand on observe les personnages.
Celui de Charles est directement inspiré du Diable probablement de Bresson. Même prénom, mêmes cheveux longs, même faux air de fille, même morgue distante, même faux suicide dans l’eau (un bain pour Le Diable, une fontaine pour Low Life). À ceci près que le héros bressonnien s’opposait, par un mutisme distant et inexpliqué, à toutes les sortes de discours moralisants ou de partis pris qui l’entouraient. Il se refusait obstinément. Charles ne cesse de se donner en spectacle, il raille et déclame. Finalement, s’il a le rôle de la force noire, de l’élément perturbateur, c’est moins parce qu’il se détacherait du lot, et encore moins parce que ses motivations seraient obscures : sa rage d’amant éconduit, son désœuvrement de fils à papa, son cabotinage de poète raté – c’est-à-dire sans œuvre, en comparaison avec Hussain – tous ces éléments sont clairement démontrés. En réalité, Charles ne fait que pousser à l’extrême la pose logorrhéenne qui façonne tous les personnages, et notamment les deux principaux. S’il ressort le plus sympathique, c’est parce qu’il est le plus directement agaçant, donc le plus honnête. Il gagne là paradoxalement une forme de réalisme (de personnage), personnage fonctionnel qui n’a d’autre caractère que celui de machine à débiter son texte, sans aucune autre prétention fictionnelle. Les paroles qu’il envoie à la cantonade ne demandent pas de réponse (et en miroir, le Charles de Bresson ne répondait à personne), tandis que chez les autres personnages, elles sont censées représenter un dialogue. Ce n’est pas la manière de prononcer, ou même le style très littéraire par lequel les répliques sont écrites qui empêche tout échange (la vraisemblance au cinéma est un faux problème) : c’est la manière dont elle sont toujours un spectacle, toujours un message, un signe de passion si appuyé et « mis en scène », qu’il dispense les acteurs de le prouver « en acte ». La passion n’est jamais vue ; et n’en déplaise aux auteurs, on n’en voit que les beaux discours. Soit les acteurs sont trop maladroits, soit ils sont trop empêchés, mais les scènes d’amour n’arrivent pas à la sensualité.
Dans La Question humaine, Klotz montrait son habileté à filmer la déshumanisation, une modernité fonctionnaliste, corps en tant que corps, choses solides comme éléments dispersés. Les objets y étaient assez bien rendus. Klotz arrivait à leur insuffler de l’esprit, ce qui est encore vrai dans Low Life (nous y reviendrons). Mais montrer l’affect est plus difficile dans un système de tournage qui privilégie des plans plutôt fixes, très cadrés, qui ne laisse pas place au hors-champ. La Question humaine avait aussi la chance d’être peuplé d’excellents acteurs, et les jeunes débutants de Low Life sont forcément moins rodés. Mais on leur reprocherait plus de ne pas résister au fantasme des deux réalisateurs. Résister peut vouloir dire s’opposer au système dans lequel on est enfermé par l’autre, ou simplement vibrer différemment, faire passer un peu de personnalité. À ce propos, les personnages masculins semblent mieux s’en sortir que les féminins : Charles dont nous avons déjà parlé, et Hussain, dont l’accent brouille et humanise un peu le texte. Postulat technique : le film est environné d’une musique sourde (d’Ulysse Klotz, excellente au demeurant), et ce climat semble privilégier les voix graves au détriment des voix plus aiguës.
Pour terminer sur la voix et les personnages, seuls émergent comme réelles « personnes » ceux qui ne parlent pas. Passons sur le fait que tous les sans-papiers (excepté Hussain) soient frappés d’aphasie (là aussi il doit s’agir d’ « invisible » pour qu’on ne leur donne pas la parole). Les mutiques gagnent en présence, et les réalisateurs arrivent à leur donner une inquiétante étrangeté. Ainsi, avec une danse de flamenco au début, la seule belle scène du film est muette. Une cérémonie vaudou, la nuit, des braises. Les lettres d’expulsion sont brûlées, ce sont elles qui provoqueront ces accidents mystérieux. Ce « retour à l’envoyeur » magique donne une réelle force au film, et l’on regrette que cette piste n’aie pas constitué le propos du film. Un film « de genre », une intrigue policière et surnaturelle (ce qui constituait une bonne part de La Question humaine) qui aurait pu transformer également l’intrigue amoureuse. Cette séparation entre la magie et la passion (Hussain se fait l’artisan des lettres de mort, Carmen ne se rend compte de rien), écho à celle entre les sans-papiers mutiques et les jeunes bavards, renvoie chacun dos à dos.
À qui peuvent s’adresser Klotz et Perceval ? À qui ce discours simpliste (que d’autres appelleraient « bobo de gauche ») est-il destiné ? Sans doute pas aux vrais engagés, ni aux sans-papiers. Après les chamailleries qui ont entouré bêtement Le Havre d’Aki Kaurismäki (fable très matérielle, qui pour le coup ne prétendait à aucun message politique, sinon celui d’une simple entraide : initiative personnelle versus slogan politique de tous bords), Low Life ne peut prétendre qu’à une morale de façade, peu crédible. Les « jeunes » (de nationalité française) se sentiront-ils concernés ? Ce sont bien les seuls qui peuvent l’être. Peut-être s’ébauchera une sorte de reconnaissance envers ceux (le maternage est toujours un peu mortifère) qui les ont tant aimés, choyés, reconnus. Il s’agit donc bien d’une sorte de narcissisme, tant celui qu’éprouvent (ou prouvent) les personnages, que la complaisance fantasmatique que les réalisateurs leur offrent. La stupeur devant Low Life, évoquée au début, tient bien à ce fonctionnement centripète du film, résultant d’une exclusion des sens, de l’absence de jeu (à tous les sens du terme), d’une profonde naïveté des sujets, pris au pied de la lettre, qui provoque l’exclusion de l’Autre, c’est-à-dire aussi du spectateur.