On croirait, à lire les prémisses de La Loi du marché, qu’il y est question de dilemmes. Un homme d’une cinquantaine d’années, dos au mur, en période de chômage prolongé, la fin de droits approchant, et un enfant handicapé à sa charge, décroche in extremis un poste d’agent de sécurité dans une grande surface. À la surveillance des clients du magasin s’ajoute alors celle de ses propres collègues (dont la moindre petite faute peut servir d’excuse à un licenciement économique), et une sorte de danger moral qui est, dans la jungle de l’emploi, la monnaie d’échange de la survie.
Voilà que se dessine le canevas d’un film social ambigu, fluide, complexe, un film comme Ressources humaines de Laurent Cantet par exemple ; un film qu’on ne verra pas, puisqu’il est tout le contraire du film de Stéphane Brizé. Car La Loi du marché n’est pas un jeu de tactique mais d’endurance. Brizé y enchaîne des scènes monolithiques, d’un seul tenant, comme des rounds : chaque fois une mise en situation, un rapport de force, un travail à l’épuisement (Thierry et le conseiller Pôle emploi, Thierry et la banquière, etc.). C’est que le film, drapé de son réalisme-quasi-documentaire et de ses acteurs-non-professionnels, a un peu trop vite réglé la question du « que filmer ? », en y apportant une réponse toute simple : il faut filmer Vincent Lindon. L’acteur se substitue littéralement au film, au cœur d’une mise en scène chevillée à ses affects, qu’on est même tenté de rapprocher du dispositif hypersubjectif du Fils de Saul présenté en compétition, mais qui ici se présente comme un désagréable stigmate du principe de la star jetée au milieu d’un films-à-acteurs-non-professionnels, gage de charité bien hypocrite quand on voit à quel point le personnage de l’épouse de Thierry, par exemple, est totalement nié par le film.
Dans ce flagrant travail d’exclusion du hors-champ (qu’on renommera, par commodité, le hors-Vincent Lindon), il faut voir le signe d’une subjectivité primitive, une écriture à la première personne qui hypertrophie le rapport de l’individu à son environnement ; miroir déformant qui limite l’univers à un visage en plein cadre, un regard fébrile qui scrute l’espace, et toujours, au son, ce hors-champ qui tambourine par tous les côtés comme un ogre. À voir, cette étrange scène de coaching de groupe, où autour d’une table, quelques inconnus bien sévères commentent la bande vidéo d’un entretien d’embauche de Thierry, jugent sa performance. Lui, au milieu, muet, laisse ces voix sans visages le disséquer tranquillement, point par point (la voix, le rythme, la tenue…).
La bonne foi nous incombe de préciser que le dernier tiers du film ouvre enfin ce même dispositif à quelques autres personnages, notamment les caissières du magasin où Thierry est embauché, et quelques chapardeurs pris la main dans le sac. S’enchaînent alors quatre ou cinq versions différentes de la même scène, qui voit les vigiles conduire dans une petite pièce un client ou un employé fautif, le mettre face à son méfait, lui détailler les conséquences de son arrestation. Il y a quelque chose des Délits flagrants de Raymond Depardon, mais Brizé achève alors surtout de démontrer son obsession infecte pour les scènes d’humiliation, ces avilissements dont il se plait à faire l’exhibition, et qui n’ont rien d’une main tendue à la condition prolétaire, bien au contraire : il s’agit, tout bonnement, de jouir d’un visage à l’agonie, fantasmer le bras de fer des dominants et des dominés comme quelque chose d’à la fois extrêmement diminuant et extrêmement spectaculaire. C’est mortifiant.