Un maçon marié et bourru, une institutrice timide et sensible, une histoire d’amour impossible, et pourtant… On pourrait légitimement craindre une énième version de ce fantasme cinématographique très contemporain qui unit la bourgeoise et le prolo (voir — ou pas — le récent Partir de Catherine Corsini) mais Stéphane Brizé parvient à rendre bouleversant ce mélodrame de poche. Les histoires d’amour ratées font parfois les grands films : Mademoiselle Chambon se place avec humilité dans la lignée d’un Sur la route de Madison, sans la classe crépusculaire d’Eastwood mais avec deux atouts de taille : Lindon et Kiberlain, renversants.
Il y a d’abord ce sentiment étrange que seuls les cinéphiles et les lecteurs de Gala éprouveront devant l’affiche de Mademoiselle Chambon : mais bon sang, Sandrine et Vincent ne sont-ils pas séparés ? Oui, peut-être, on ne sait pas et on s’en fout car le trouble, à vrai dire, ne dure pas bien longtemps. Difficile pourtant de passer sous silence l’ingénuité quelque peu perverse d’un réalisateur qui choisit, pour donner corps à ses deux personnages, deux acteurs dont le couple a fait, bien malgré eux, les choux gras de la presse people. Vincent Lindon et Sandrine Kiberlain, comédiens populaires séparés à la ville, se retrouvent à l’écran pour incarner un homme et une femme qui n’ont rien en commun, vont tomber irrésistiblement amoureux l’un de l’autre et… et puis rien, ou presque. Mademoiselle Chambon, c’est une histoire d’amour sans véritable début et donc, sans vraie fin.
Couple à la ville, Lindon et Kiberlain ont également été couple de cinéma, notamment dans l’un des plus beaux films de Benoît Jacquot, Le Septième Ciel : l’histoire d’un mariage en chute libre sauvé par une thérapie par l’hypnose. Rien d’aussi complexe, a priori, dans le petit drame de Stéphane Brizé (révélé au public avec le succès surprise de Je ne suis pas là pour être aimé), mais l’on peut s’amuser de deviner ce que signifie, pour deux acteurs professionnels ayant vécu une partie de leur vie ensemble, de se retrouver à l’écran pour incarner une histoire d’amour quasiment impossible entre deux personnes que tout oppose. Mademoiselle Chambon, c’est donc la rencontre entre un ouvrier en bâtiment, marié avec enfant, qui rencontre une institutrice célibataire et va en tomber amoureux, sans crier gare. Le sentiment, réciproque, ne facilite pas les choses pour autant : Mademoiselle Chambon est la chronique d’un rendez-vous sans cesse manqué, et d’autant plus bouleversant.
Stéphane Brizé ne joue pas à Kubrick — qui s’amusait à décortiquer le couple Kidman/Cruise dans Eyes Wide Shut, peu de temps avant leur séparation — mais utilise, à bon escient, la mémoire collective (celle du public) et individuelle (celle des deux comédiens) pour rendre palpable et crédible à l’écran le glissement progressif du lien qui unit les deux personnages : lien social d’abord — Mademoiselle Chambon est l’institutrice du fils de Vincent Lindon — puis lien affectif. La majeure partie du film repose sur ce mouvement imperceptible, fait de petits riens et de beaucoup de silences, et il fallait bien deux comédiens étant passés par là, au su et au vu de tous, pour que cette idylle avortée puisse être aussi criante de vérité.
Bien entendu, la réussite du film ne repose pas exclusivement sur ce coup de poker (le pari, reconnaissons-le, était risqué, aussi formidable soit le casting). Le talent d’écriture de Brizé, qui fait peu parler ses personnages, mais bien, n’a d’égal que son talent pour mettre en scène le silence — et tout ce qui l’accompagne : le malaise, la honte, la timidité, la peine, la peur… Surtout, le cinéaste filme ses personnages dans leur quotidien en évitant soigneusement toute dramatisation excessive. On est loin du classicisme hollywoodien de Sur la route de Madison, le chef d’œuvre absolu des amours manquées, mais Stéphane Brizé flanque à sa façon une sorte de coup de grâce définitif au vieux cliché du drame franco-français. On aurait pu rire, chez n’importe quel autre réalisateur, de la fascination soudaine du personnage de Lindon pour les accords de violons joués par l’institutrice. Mais on peut lire sur le visage du comédien un véritable bouleversement, et y projeter une vie entière, suggérée discrètement tout au long du film : un père veuf, vieillissant et bon ; une épouse simple et douce, à rebours des clichés de la bobonne (Aure Atika, à contre-emploi, est splendide) ; un quotidien montré dans sa vérité nue, sans complaisance ni fioritures. De la même façon, Brizé filme l’appartement de Mademoiselle Chambon comme le parfait témoin d’une vie ni désirable ni pathétique, où un simple message laissé sur le répondeur par une mère vaguement inquiète, en dit plus long sur l’héroïne que douze monologues.
Mademoiselle Chambon recèle de discrets trésors construits sur des stéréotypes du genre, que l’on semble découvrir pour la première fois (Lindon et Kiberlain, filmés de dos dans une voiture, se quittent sans un mot et sans un bruit, mais avec quelques larmes ; un personnage attend sur un quai de gare, un autre se précipite pour des retrouvailles qui n’auront pas lieu). Il se paye même le luxe d’un final résigné, faussement complaisant : rien de honteux dans les choix de ces personnages si proches de nous, que la banalité rend, paradoxalement, terriblement romanesques.