Après avoir, dans La Loi du marché, dressé le portrait d’un homme abattu, luttant sans force et sans succès contre le système d’oppression qui le cerne, Stéphane Brizé s’intéresse à une nouvelle figure de l’enfermement, féminine, bourgeoise, inerte. Jeanne Le Perthuis des Vaud, l’héroïne du roman de Maupassant Une vie, est cette jeune provinciale éduquée au couvent, naïve et frêle, confrontée à la perte de ses illusions et, accessoirement, à une lente déréliction sociale. Comme le chômeur quinquagénaire Thierry, Jeanne est un personnage de perdant. Mais là où la situation de renoncement semblait être la conclusion d’une pénible résistance face à une condition sociale éprouvante et aliénante, la figure de la défaite que constitue Jeanne est, elle, le produit de son éducation et d’un apprentissage qui ne se fait pas. La mise en scène de Brizé modernise, par sa photographie et son montage, le regard sur son personnage candide tout en l’enfermant, par ces procédés même, dans sa bêtise de classe.
Des illusions à la déchéance
Moins résignée que déçue, Jeanne est plus tragique encore que Thierry par son absence de volonté, d’inventivité, d’intelligence. Car si ce personnage incarne, avec Emma Bovary, la figure de la bêtise bourgeoise provinciale, elle se distingue de celle-ci par son absence de lyrisme romantique, qui double chez Flaubert la morne Normandie d’un fantasme de fiction quasi surréaliste. L’horizon sensible de ce personnage est plutôt celui de sa chambre, de son foyer, de son jardin. C’est celui d’un maintien à l’état d’enfant, dans sa candeur comme dans ses faiblesses – elle ne verra pas venir les tromperies de son époux, pas plus qu’elle ne saura s’opposer aux dépenses ruineuses de son fils. La mise en scène de Brizé, qui fait le choix d’épouser pleinement le point de vue de Jeanne, est au plus proche de son personnage par son cadrage serré, son format carré, sa faible profondeur de champ. Brizé conçoit, par ce dispositif, le portrait quasi documentaire d’une intériorité sensible mais terriblement close. Le naturalisme auquel nous a habitués Brizé, prenant souvent le risque de la sur-symbolisation de l’environnement, est ici principalement graphique, et a pour effet d’assécher le drame de ses costumes plombants.
Courte vue
Le format carré de l’image, qui clôt le rapport au monde proposé par le film, est autant l’expression de l’enfermement de Jeanne que le symptôme de l’étroitesse de sa vision. Rien, dans ce bocage normand, fait de haies, de salades et de sillons, pour transcender la vacuité du monde, où la délicatesse n’est séparée que de peu de la niaiserie. On cultive son jardin, on prend des bains, on joue. Le paradoxe de ce film est de rendre ses personnages pitoyablement vains, naïfs et désarmés, tout en refusant d’en faire la critique ouverte et cinglante. Bien plus, le film intègre jusqu’à l’esprit de ses personnages, en composant, comme la mère de Jeanne qui se conforte dans ses souvenirs en relisant de vieilles lettres, un continuum temporel qui entrelace le présent, les souvenirs d’enfant ou de jeune fille et la précipitation des événements (un mariage, un décès, une séparation). Si ce portrait manque cruellement d’un point de vue (en particulier politique), la proposition poétique que cet entrelacement temporel créé sauve le film de l’intérieur, par une composition formelle cohérente et bien menée. Mais cette proposition de traitement du temps le place aussi face à un dangereux paradoxe : en accompagnant ainsi dans sa forme même la mélancolie de son héroïne, Brizé semble venir conforter l’univers d’illusions que tout le film vient par ailleurs dénoncer.