En guerre s’ouvre sur une fausse séquence de BFMTV présentant les enjeux du récit : en dépit d’un engagement de la part de la direction d’une entreprise automobile, la fermeture d’une usine est violemment annoncée, provoquant la colère de ses salariés et des syndicats. Le détail a son importance et ne tient pas qu’à la volonté manifeste de Brizé d’inscrire l’action dans le vif du reportage : il faut reconnaître que le film, en dépit de ses limites, a la bonne intuition que BFM et le flux des images non-stop sont aujourd’hui le théâtre par excellence de la conflictualité qui gouverne les sociétés capitalistes. Or, de La Loi du marché à En guerre, la donne a en fin de compte changé, en dépit des apparences (sujet similaire, présence de Vincent Lindon, même logique de faire jouer un acteur avec des non-professionnels, etc.) : de l’écrasement, Brizé est passé au conflit, ce qui n’est pas à balayer d’un revers de la main. La Loi du marché pâtissait de son systématisme : chaque séquence, taillée comme un bloc, reproduisait le même schéma d’une situation qui venait ramener les personnages à leur condition de dominés. Ici, la dynamique du rapport de force se révèle plus pernicieuse, puisque le conflit entre les salariés et l’entreprise glisse progressivement vers une opposition entre les salariés eux-mêmes, entre ceux qui veulent continuer la lutte et ceux pris à la gorge financièrement à mesure que le blocage du site s’enlise. Quant à l’entreprise, elle poursuit son action tout en niant l’existence même du conflit, feignant l’union, la bienveillance, l’écoute et la compréhension. Retour à BFM : le rapport de force bascule justement lorsque les employés retournent la violence de l’entreprise contre ses dirigeants. Le commentaire de la journaliste est emphatique, les images montées de telle sorte que le chef d’entreprise apparaît comme la victime d’un lynchage. Rideau, c’est fini, les jeux sont faits : la violence n’est acceptable que si elle est invisible, cachée, que si elle s’exerce tapie dans les plis d’une rhétorique en apparence pédagogue mais qui s’attache avant tout à nier l’existence des rapports de force.
Reste ensuite que le film ne va pas au-delà de ce travail d’exposition des interactions du monde social (même si elles sont plus complexes que dans La Loi du marché), soumet l’action à la circulation de la parole et échoue, là encore, à dépeindre vraiment les personnages autrement que comme les représentants d’une classe sociale, bien que le film s’attarde cette fois-ci un peu plus sur le quotidien du héros. Le film a toutefois pour intérêt dans le cadre du festival de dialoguer sur un point avec Le Livre d’image de Godard (eh oui !), dont une phrase a provoqué quelques discussions sur la Croisette (y compris dans nos rangs) : « Je serai toujours du côté des bombes. » Il faut bien sûr ne pas aborder littéralement les mots chez Godard : son cinéma, dont le montage procède par instants de la déflagration, est bien « du côté des bombes » – et plus encore le film, comme d’autres du cinéaste, plonge dans les entrailles de la guerre (c’est l’objet d’une de ses parties, Les soirées de Saint-Pétersbourg). Mais qu’est-ce que c’est encore, être « du côté des bombes » ? Ne pas nier la violence (soit la stratégie passive-agressive de l’entreprise dans le film de Brizé), mais au contraire l’embrasser et la retourner contre ses oppresseurs. Le syndicaliste que joue Vincent Lindon l’a bien compris (même si la fin est maladroite dans sa manière de faire culpabiliser les camarades qui ont eu la faiblesse de négocier leurs indemnités de départ pour ne pas se retrouver la queue entre les jambes), puisqu’il finit par devenir lui-même symboliquement une bombe renvoyée à l’entreprise, la personnification de la violence qui se joue dans la conflictualité niée.