Dans le funèbre prélude d’Un autre monde, un plan-séquence parcourt lentement, en glissant de l’une à l’autre, des photographies familiales du couple que formaient Philippe (Vincent Lindon) et Anne (Sandrine Kiberlain) Lemesle. La fragmentation de ces souvenirs par les cadres, couplée à la morosité rigide du mouvement de la caméra, annoncent qu’il n’y a plus là que les reliques d’une famille dont les instants de bonheur sont désormais révolus. Ce que confirme la séquence suivante : alors qu’Anne et Philippe s’écharpent au cours d’un rendez-vous avec leurs avocats respectifs, les dialogues révèlent petit à petit que leur couple a été broyé par la vie professionnelle du mari, débordé par des responsabilités croissantes. On comprend alors qu’Un autre monde, troisième volet d’un triptyque consacré par Stéphane Brizé à la violence du monde du travail, répond directement à En guerre, son précédent film : après avoir ausculté la fermeture d’un site industriel du point de vue des salariés risquant de perdre leur emploi, c’est maintenant le mécanisme dans lequel se trouvent pris les cadres responsables des mêmes suppressions de postes qui intéresse le cinéaste. Pour ce faire, il suit le personnage de Philippe, conduit à plusieurs reprises à élaborer des « plans sociaux » pour « dégraisser » Elson (l’entreprise fictive de sous-traitance en électroménager qui l’emploie), et qui va peu à peu tenter de s’opposer aux directives qu’on lui adresse.
Le nouvel esprit du management
Ce changement de perspective offre à Brizé l’occasion d’affiner sa critique du management contemporain, qui gagne ici en pudeur, même si elle ne se départit pas encore tout à fait d’une certaine complaisance mélodramatique : dans Un autre monde, les responsables en ressources humaines n’apparaissent pas comme des bad guys, mais plutôt comme les rouages d’une grande machine quantificative prête à tout pour dégager des dividendes. Et pour cause, les dysfonctionnements ne sont le fait d’aucun individu, mais de structures régissant l’organisation du pouvoir au profit d’actionnaires invisibles, dans une entreprise où règne une logique néo-taylorienne de séparation tranchée entre le monde des bureaux et celui des ateliers. Au fil des différentes réunions entre cadres et dirigeants filmées par Brizé, personne n’apparaît comme responsable du chaos, puisque tous semblent aussi inéluctablement asservis à une guerre économique internationalisée pour la « compétitivité ».
La précision sociologique des dialogues, certes parfois un peu simplificateurs quand les plus hauts pontes de l’entreprise vont jusqu’à invoquer l’autorité du « marché » voire de « Wall Street » pour justifier leurs décisions, révèle un univers dirigeant entièrement phagocyté par des valeurs comptables érigées en absolu. Ces dernières atomisent les relations de travail, comme le figure une mise en scène cadrant les visages de près dans des huis clos étouffants, pour en même temps mieux les séparer des autres personnages. Préférant filmer les interlocuteurs de biais en multipliant les angles, le cinéaste évite même presque toujours le recours au champ-contrechamp, comme s’il fallait éviter toute illusion de symétrie et montrer à quel point la règle du « chacun pour sa gueule », dénoncée lors d’une scène tendue par le personnage de Philippe, contamine la moindre interaction. Les scènes de discussion ne semblent jamais en mesure de produire de véritable accord, le visage au centre du plan étant généralement le seul à apparaître net, tandis que les autres demeurent flous ou fractionnés par le cadre.
De la centralité du travail
Un autre monde montre avec précision que l’étiolement du tissu social par l’obsession du chiffre ne concerne pas seulement la seule strate entrepreneuriale, mais touche également la vie intime des protagonistes. Brizé s’inspire presque explicitement des recherches de Christophe Dejours, spécialiste de la souffrance au travail, qui figure dans les remerciements du générique de fin, et qui s’est notamment employé à montrer comment le travail nous affecte aussi bien au bureau qu’en-dehors – et ce singulièrement dans les rapports de couple, comme l’indique Anne lors du rendez-vous avec les avocats : « Je suis mariée à Elson ! »
Tout en montrant que l’existence privée n’est souvent que la continuation de l’activité productive par d’autres moyens, Un autre monde trouve néanmoins sa principale limite dans le personnage de Lucas (Anthony Bajon), fils de Philippe et Anne. Comme dans La Loi du marché, Brizé donne l’impression d’avoir voulu charger un peu trop la barque en introduisant un élément dramatique supplémentaire (dans La Loi…, le handicap du fils, ici les épisodes de décompensation psychotiques que connaît Lucas), frisant avec une certaine fascination pour la représentation de la souffrance. Cette sous-intrigue semble d’autant plus superflue par rapport au reste que Brizé se retrouve presque à filmer Lucas comme un freak rendant la vie de ses parents encore plus compliquée, et non comme un personnage à part entière. Ces quelques excès simplificateurs mis à part, Un autre monde demeure néanmoins une description globalement juste des ravages du management, où Brizé finit même par faire droit à l’espoir, esquissant la voie d’une résistance possible aux injonctions managériales avant de réunir, enfin, la famille ressoudée dans un même cadre.