Pour rendre compte de l’ambition que nourrit Jeanne, suite et fin de la vie de Jeanne d’Arc vue par Bruno Dumont, il faut prêter attention aux deux scènes de prières qui bordent le film. L’une comme l’autre sont organisées autour d’un champ-contrechamp où s’opposent le point de vue de Jeanne et celui de Dieu, figuré par une contre-plongée écrasant toute perspective. Si la première prière se conclut par une belle surimpression qui annonce la violence de la bataille à venir, la seconde se termine par un plan montrant les pieds de la Pucelle prêts à s’envoler. En somme, Jeanne raconte moins une quête spirituelle interrompue par la loi des hommes que le parcours d’une figure sainte qui, par son intransigeance et sa sincérité, s’est délestée de sa pesanteur humaine. Les soubresauts et les tremblements qui agitent le corps juvénile de Lise Leplat-Prudhomme, mis à l’épreuve de l’immobilité dans des plans parfois très longs, valent ainsi comme les symptômes de cette transformation souterraine. Le choix d’une interprète âgée de seulement dix ans donne d’ailleurs à Dumont l’occasion de renouveler le principe d’hybridation que portait le personnage de Billie dans Ma Loute, l’indistinction ne touchant plus ici les genres mais l’âge. Jeanne est ainsi dotée d’un corps problématique et ambivalent, porteur à chacune de ses apparitions d’un horizon de mise en scène fondé sur la fusion des images (la surimpression qui assimile la dune sur laquelle se trouve Jeanne à une tapisserie) et des motifs (les cavaliers rouges et bleus qui forment des arabesques autour de Jeanne lors de la bataille).
Il est néanmoins étonnant que la deuxième partie du film, centrée sur le procès de Jeanne, fasse un éloge résolument simpliste de ce corps lorsqu’il est confronté à celui des accusateurs, tous vieillis pour accentuer le contraste entre la ferveur de la jeune femme et le dogmatisme de l’Église. Si l’architecture de la cathédrale d’Amiens offre par ailleurs quelques beaux fragments de mise en scène (comme lorsque Jeanne traverse en diagonale le « chemin du Paradis », témoignant de son indépendance vis-à-vis des institutions religieuses), la comparution auprès du tribunal ecclésiastique révèle la symbolique naïve dans laquelle baigne le film. Le rôle mystique attribué à lumière ne dépasse ainsi jamais le decorum d’une spiritualité New Age, tandis que l’opposition entre l’ordre religieux et la foi sincère de Jeanne se voit lourdement soulignée par de multiples plans associant la Pucelle à un autel baroque. Ce schématisme est d’autant plus regrettable que Dumont se montre toujours capable, au détour d’une scène, de faire du champ-contrechamp un espace d’expérimentation fondé sur un art des contrastes inattendus. La rencontre entre le stoïcisme de Jeanne et la folie qui anime le plaidoyer burlesque de Nicolas Loyseleur ou la chanson de Nicolas Evrard donne alors une idée de ce qu’aurait pu donner le film, s’il s’était vraiment abandonné à la liberté qui fait la marque des meilleures œuvres de son auteur.