Suite de Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc, le nouveau film de Bruno Dumont repose sur une binarité systématique qui oppose l’innocence et la sincérité de Jeanne d’Arc à l’aveuglement de ses accusateurs. S’il n’est déjà pas anodin que Dumont ait choisi une comédienne d’une dizaine d’années pour jouer la jeune femme, pourtant âgée de 19 ans au moment de sa mort, ses juges apparaissent de surcroît tous vieillis [1]. La mise en scène prolonge cette configuration en insistant sur les attributs du pouvoir ostensiblement placés sur les corps masculins : des bagues aux breloques que l’on touche ou que l’on agite, en passant par des chapeaux à pompons et de longues robes traînant dans le sable. À l’inverse, Jeanne présente son corps juvénile sans artifice. La scène comique où les prélats se saluent un par un en insistant sur leurs titres répond au sérieux de Jeanne qui, elle, n’est jamais drôle ni grotesque, mais présentée comme un esprit libre affranchi de toute autorité. La symbolique primaire du film se dévoile ainsi clairement, celle du juste contre l’oppresseur, de la sagesse de la paysanne contre le dogmatisme des savants.
Les lieux obéissent au même jeu d’opposition, à l’image de la salle du procès (qui se tient dans une cathédrale), close, ordonnée et géométrique, aux antipodes des paysages ouverts où se déroule le début du film. Elle apparaît notamment dans un beau panoramique qui part de la voûte de l’édifice pour arriver sur l’espace du chœur, en bas, où de hautes stalles dessinent une cellule sur un sol en damier. La place que les personnages y occupent se révèle tout aussi significative : les juges sont assis selon une géométrie stricte, alors que Jeanne reste debout devant un autel baroque et violent, image d’un Dieu bouillonnant loin du hiératisme ridicule du clergé. La lumière, parée ici d’une connotation théologique un peu forcée (Jeanne dans ses prières s’adresse au soleil) accompagne constamment la jeune fille, à l’instar des rayons qui pénètrent à travers la rosace gothique de la façade. Même le bunker où elle se voit enfermée à l’issue du procès laisse entrer le soleil. Toutes ces notations symboliques, qui préparent une héroïsation un peu naïve, constituent sans doute la principale limite du film.
Plus inattendue, la construction narrative de Jeanne repousse la plupart des événements dans le hors-champ, notamment les affrontements ou la condamnation à mort de l’accusée. Les intermèdes musicaux, jouant sur la répétition, dilatent l’intrigue presque gratuitement. Il en va de même des scènes de procès où les audiences tournent rapidement en rond – le comique de répétition des répliques est une ficelle récurrente du film, tout comme la parodie des moments judiciaires (plaidoiries et discours éloquents qui tournent au ridicule). Au drame historique, Bruno Dumont substitue une mise en scène du décorum et de la représentation qui constitue un véritable fil rouge du film. La longue première partie creuse cette idée : si aucune action n’y est directement représentée, les intrigues politiques prennent place sur une dune formant une scène de théâtre où chaque personnage entre réciter son texte avant de regagner la coulisse. La grande bataille se trouve, de son côté, figurée par un ballet équestre au son de tambours et de synthétiseurs dans une séquence dont, là encore, la longueur étonne. L’étirement de tout ce qui ne prend pas tout à fait part aux événements fait de Jeanne une œuvre étrange qui installe un discours conventionnel pourtant en dehors d’une dramaturgie traditionnelle.