Délicate position que celle du nouveau film de Bruno Dumont, une libre adaptation chantée de deux textes de Péguy sur le thème de l’éveil à la foi de la Pucelle de Domrémy. Lesté des deux précédents chefs d’œuvres du cinéaste (P’tit Quinquin et Ma Loute, présentés respectivement en 2014 et 2016 au festival de Cannes), Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc courrait le risque de ne pas réitérer l’exploit d’une mixture inédite – autrement dit : amalgamer chaque fois un genre solidement codifié, la farce burlesque hier, ici la comédie musicale, à la métaphysique ébahie du réalisateur. Verdict : très loin de sublimer toutes ses influences comme le faisait brillamment Ma Loute, le film donne le désagréable sentiment d’assister au caprice un peu bâclé d’un génie qui lève le pied. Pourtant, sur le papier tout y est : les imperfections chez lui si précieuses du jeu amateur, les déformations résiduelles du texte d’origine laissées tel quel, l’impériale assurance formelle, le tout porté par une chorégraphie iconoclaste où le dab voisine avec le french cancan et la BO électro-hip hop-rock (un peu fourre-tout) de Gautier Serre, alias « Igorr ». Au fond, le problème du film est assez simple : lancé en quête du sacré sur les rails désinvoltes d’un capharnaüm de petits sketchs, le dispositif amuse parfois, mais jamais ne parvient à lézarder son plafond d’ironie. Malgré quelques crépitements de franche hilarité, Jeannette peine à convaincre sur ce qui, chez Dumont, s’apparente à l’essentiel : l’éruption d’une forme de volupté tarée, et par conséquent jamais vue, dans l’imaginaire passablement sentencieux du « film sur Jeanne d’Arc » (Dreyer, Bresson, Rohmer, et bien sûr l’horrible Besson).
Or, ce qu’apportait le comique hérissé des personnages couinants et grinçants de Ma Loute fait ici flotter le spectre d’un second degré mal digéré. À l’échelle d’un polar illuminé, l’improbable contrepoint de ridicule s’incorporait de façon salutaire. Toutefois dans le cadre d’un film sur la démence d’une enfant, Dumont semble incapable de trancher entre la croyance (au risque de la monotonie), et la tentation contradictoire d’un burlesque outré. Résultat : en dépit d’une ouverture stupéfiante, le film s’époumone assez vite, et ne tient pas sur la durée. Il y a bien, cette fois encore, l’ambition affichée d’une alchimie de tous les codes (ceux du film sur la foi et de la comédie musicale, reliés par l’ambition commune d’atteindre la grâce), mais les seules fulgurances aptes à faire lever la pâte semblent venir de cette bouffonnerie hier souveraine qui, ici, fait barrage à l’infusion des émotions. On pense bien sûr au personnage désopilant de l’oncle de Jeannette, interprété par un adolescent slameur, et en particulier à ses moulinets anachroniques exécutés dans l’arrière-plan flouté, brisant la solennité d’une belle scène de parjure. Mais de même qu’au silence de dieu répondent les bêlements rigolos d’un troupeau de moutons, l’attention portée sur les apparitions secondaires condamne le film à faire coexister deux tentations qui s’annulent. C’est pourquoi ce Jeannette bizarrement troussé existe moins pour lui-même, dans l’autonomie de nouveaux enjeux liés à la comédie musicale et au sacré, qu’à titre de surgeon mineur, poussé dans l’ombre des deux farces qui lui précèdent, et le rendent hélas un peu anecdotique. S’il sortait en salle, ce ne serait pas si grave, mais quand on sait qu’il est prévu pour Arte, il est à craindre que ses atermoiements ne découragent plus d’un zappeur.