C’est une scène située à la fin de La Revanche des Sith de George Lucas : devant le corps défait et mutilé d’Anakin Skywalker, définitivement tombé du côté obscur, Obi-Wan Kenobi laisse libre cours à sa tristesse et à sa frustration : « Tu étais l’élu ! ». C’est peu ou prou ce que l’on pourrait crier aujourd’hui à Bruno Dumont, alors qu’il se lance dans une improbable relecture de Star Wars prolongeant la veine comique de P’tit Quinquin et de Ma Loute. Car il y a un peu plus de dix ans, l’élu du cinéma français, celui qui s’affirmait comme le plus brillant de sa génération, c’était Dumont. Mais rétrospectivement, Hors Satan et Camille Claudel 1915 se sont avérés être les derniers feux d’un moment probablement clos de l’œuvre dumontienne, dont le pic reste à ce jour L’humanité. Le virage entrepris par P’tit Quinquin, à l’époque très euphorisant, a été le prélude d’un délitement progressif en même temps qu’une mutation de son cinéma en un empire de l’intention et du geste d’auteur, où s’est émoussé ce qu’on aimait tant chez lui : la précision du découpage, un sens inouï du paysage, le goût jusqu’au-boutiste pour les champs-contrechamps et le mysticisme comme condition d’un embrasement formel.
L’Empire, pourtant, apporte quelques bonnes nouvelles : alors qu’une rumeur inquiétante entourait le film (on n’a d’ailleurs pas voulu nous le montrer) et que la bande-annonce augurait un grand carnaval peu ragoûtant, cette variation sur Stars Wars, Dune et même Transformers rappelle à bien des endroits que Dumont fut – et pourrait être encore – un grand cinéaste. Le film vaut surtout comme mise en scène, probablement indirecte et néanmoins très nette, du basculement durable opéré à partir de P’tit Quinquin, en s’ouvrant quasiment comme un Dumont à « l’ancienne », par un mélange d’élégie religieuse et de prosaïsme dans la peinture du quotidien des personnages. Le surgissement de la science-fiction n’en devient que plus sidérant : une main se tord, un corps se contorsionne inexplicablement (comme ceux des nombreux possédés peuplant les premiers films de Dumont) et l’irruption d’une langue étrangère gutturale ouvre un gouffre dans le récit, où se précipite tout un cortège de personnages hauts en couleur. Le retour au terreau premier de Dumont ne se limite pas pour autant à cette seule entame : on s’étonne également de revoir s’exprimer, presque compulsivement, un goût de pur cinéaste pour les mains, les pieds, les sabots, contemplés avec plus d’attention et d’acuité encore que les effets spéciaux visant à rejouer, de manière naturellement assez déceptive, le spectacle d’un conflit spatial d’une ampleur opératique. À cet endroit, quelque chose de la rigueur austère de Dumont renaît avec une vitalité plus affirmée que dans Jeanne ou France, qui reposaient sur une foi un peu compassée et volontariste dans la puissance aussi bien expressive que mystérieuse du gros plan.
Ce décalage entre l’ancien et le nouveau Dumont permet aussi de mesurer en quoi le mélange de la part rêche de son esthétique et de la farce se révèle à moitié satisfaisant. En voulant gagner en souplesse et en audace, son cinéma a surtout perdu en précision, et si l’on s’amuse ici plutôt devant les hésitations des acteurs non-professionnels (c’est le film de Dumont le plus drôle depuis P’tit Quinquin), bon nombre d’expérimentations comiques font parfois pâle figure face à la beauté plus raide, mais aussi plus vibrante, des premières minutes. Ce n’est pas une nouveauté : le plus fort de P’tit Quinquin tenait dans son versant plus classiquement dumontien – cf. le dénouement sur une cantate de Bach marquant la résistance et même la victoire d’un Mal sans visage –, quand certains épisodes (notamment le deuxième) se révélaient plus irréguliers dans leurs embardées fantaisistes. Ici, de nombreuses tentatives laissent encore sur sa faim, à l’image du retour des gendarmes Van der Weyden (Bernard Pruvost) et Carpentier (Philippe Jore), cantonnés à une poignée de courtes scènes en deçà de ce que le duo a pu montrer par le passé. Il en va de même pour l’embryon d’une romance entre deux lieutenants du Bien et du Mal, les entraînements au sabre laser, l’affrontement final avorté ou encore le one-man-show mené par Fabrice Lucchini, qui joue un Belzébuth d’opérette savourant avec moults rictus des spectacles surréalistes dans son château spatial en apesanteur. Il faudrait au fond renverser l’hypothèse qui présidait à l’accueil alors dithyrambique de P’tit Quinquin : l’apparition du burlesque n’a pas fait que libérer une énergie nouvelle dans l’esthétique de Bruno Dumont, elle a aussi ouvert la voie à une hybridation inégale et par endroits affadissante de ce qui faisait sa si grande force. Pour le meilleur et pour le pire, L’Empire synthétise cette trajectoire sinusoïdale, émaillée de déceptions, mais aussi de quelques éclats : c’est parfois saisissant, parfois raté, parfois agaçant, parfois très drôle. On ne sait pas si Dumont retrouvera un jour les sommets qu’il a délaissés, mais la flamme de son cinéma brûle en tout cas toujours un peu.