Trop vite taxés d’obsolescence, certains récits et mythes semblent pourtant loin d’avoir épuisé leur pouvoir de fascination : c’est ce ce dont témoigne l’audacieux Jeannette de Bruno Dumont, comédie musicale sur les premières années de Jeanne d’Arc. Deux pas de danse auront suffi au réalisateur pour redonner, à cette figure qui semblait pétrifiée par le récit national, un regain de vie et d’aura. Un pas en arrière, avec la décision de mettre en scène non pas la Jeanne adulte mais l’avant, son enfance, se délestant par là d’un longue et monumentale généalogie cinématographique (Dreyer, Bresson…) ; un pas de côté via le choix de transformer ce sujet quelque peu austère en comédie musicale, et de faire ainsi basculer son film dans l’inconnu cinématographique.
Pour cette nouvelle œuvre, Bruno Dumont choisit d’adapter deux textes de Péguy : Jeanne d’Arc et Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, écrits respectivement à l’âge de 23 et de 37 ans. À la façon de ces textes, c’est entre deux âges que le film se divise, de l’enfance aux prémices de l’âge adulte, du questionnement à la vocation, de Jeannette à Jeanne. Et si, pour décrire Jeannette, on ne sait trop à quelle désignation recourir ni à quel genre se vouer (opéra cinématographique, mystère médiéval mis en musique ?), reste la simplicité des moyens mis en œuvre. Un bout de lande, une poignée d’acteurs, un film tout entier bâti sur les soliloques de Jeanne et les quelques dialogues sporadiques avec ceux qu’elle rencontre (l’amie Hauviette, Madame Gervaise la religieuse, son oncle).
La portée d’un texte
Rien n’arrive, mais tout est dominé par un sentiment d’imminence qu’il revient aux mots, aux voix et aux gestes de rendre tangible. C’est sur ce canevas dépouillé qu’intervient l’arrangement du cinéaste, capable de tirer profit des ressources inattendues de ses jeunes acteurs. Le trouble intérieur, la grâce du texte de Péguy acquièrent une toute autre portée quand celui-ci sort de la bouche des enfants. C’est cette intensité qui transforme les soliloques d’une petite fille sur une plage en entretien avec Dieu et nous fait découvrir, derrière l’apparente innocence d’une bergère, l’intransigeance de Jeanne, consciente que la charité est vaine en ces temps de trouble et qu’il faut « tuer la guerre » pour mettre fin à ses ravages.
La danse et la musique font résonner cet impact initial, en même temps qu’ils insufflent à la mise en scène un élan de liberté. À cet égard, le cinéaste accorde carte blanche à ses collaborateurs : aucune hésitation devant les envolées rock-électro d’Igorrr, ou devant les headbangings (le geste de secouer ses cheveux, dans la plus pure tradition heavy-metal) chorégraphiés par Philippe Decouflé. Et il y a quelque chose du mélange entre farce et sublime propre au mystère médiéval dans ce choix des ruptures et des décalages esthétiques qui parcourent la mise en scène.
Commencements
Bruno Dumont dit vouloir mettre en scène une Jeanne commençante : expression pour le moins opaque que le film éclaircit au fur et à mesure de son déroulement. Car la philosophie de Péguy, que le cinéaste fait sienne, voit le commencement non pas comme un moment mais comme un processus dont il faut capter les multiples facettes. On assiste donc à une suite d’éveils : celui de Jeannette qui devient Jeanne bien sûr, mais aussi (comme pendant de cette vocation spirituelle) la transformation scénique de jeunes actrices incarnant leur personnage.
Un double mystère que la mise en scène essaie de rendre tangible en observant sa protagoniste : rien de surprenant, d’ailleurs, à ce que l’enjeu d’un film construit sur des face à face (entre Jeannette et les hommes, entre Jeannette et Dieu) soit de regarder Jeanne. Un regard moins iconique que dynamique, vivant, dansant, nourri de ce sens de la proximité propre au réalisateur : c’est une vue plongeante à peine esquissée qui surplombe la fillette comme le ferait un adulte, ou un pas de danse par lequel Jeanne se rapproche soudain de l’écran.
L’idée n’est pas seulement de tirer profit de l’économie de moyens, mais de donner à voir, dans ce cadre épuré, la multiplicité des potentiels et des devenirs. Ainsi, le décor épouse les variations du parcours de Jeanne, et l’on voit surgir dans ce petit bout de lande une multiplicité de paysages spirituels : le désert, lieu des crises et des entretiens avec Dieu, la clairière propice aux visions, le ruisseau du baptême où Hauviette et Jeanne s’avancent au moment où cette dernière annonce à son amie que le chef de guerre (dont elle tait prudemment l’identité) a enfin pris sa décision.
Une foi chancelante
En somme, s’il déroute et s’il étonne, le film n’en parvient pas moins contre toute attente à dépasser l’incrédulité du spectateur. Cependant oser n’est pas tout, et l’on a parfois l’impression au vu de certains fragments inefficaces (pour ne pas dire gratuits) que le cinéaste ne se soucie guère d’alimenter cette adhésion péniblement obtenue. Au contraire, la suspension de l’incrédulité s’avère susceptible de basculer à tout moment dans le ridicule ou la gêne : demi-rigolade des acteurs trébuchant sur le texte, Saint Michel reprenant la chorégraphie de John Travolta dans Pulp Fiction, oncle dansant la Tecktonik dans la maison familiale alors que la mère de Jeanne plume un poulet. Comme si Dumont ne s’efforçait que par moments de rechercher, au-delà de l’audace des combinaisons, une justesse dans leur accord.
On devine alors, derrière la liberté de ton bien réelle, le dogmatisme de certains parti-pris, qu’il s’agisse de la recherche constante de chocs entre la poésie hermétique de Péguy et le registre plus enlevé de la comédie musicale, ou du choix d’employer les mêmes codes chorégraphiques et musicaux tout au long du film. Car à trop confier la mélodie aux accents heavy-metal, et à trop borner la danse à des pas de flamenco ou au headbanging, le film court le risque d’émousser l’étonnement qu’il suscite. On quitte donc Jeannette stupéfait, admiratif et un brin agacé, devant cette œuvre suspendue entre la grâce et son contraire. La mise en scène de Dumont n’atteint le miracle qu’à moitié : si son film lévite, il trébuche aussi.