Moins connu que certains des chefs d’œuvre de Raoul Walsh, L’Entraîneuse fatale annonce pourtant (avec Une femme dangereuse, réalisé la même année) des thèmes de prédilection qui marqueront la décennie la plus prolifique du cinéaste, celle des années 1940. Si l’impériale Marlene Dietrich illumine de sa présence ce film sombre, c’est sans conteste sur l’excellent duo Robinson/Raft que repose toute l’incarnation du désespoir.
L’univers que dépeint Raoul Walsh dès les premiers plans de son film est d’une rudesse et d’une réalisme psychologique qui rappellent sans conteste les films sociaux des années 1930, sortis en pleine crise économique par quelques réalisateurs militants convertis au New Deal de Roosevelt (Capra, LeRoy, etc.). Pourtant, le sujet de L’Entraîneuse fatale (1941) n’a plus rien de politique puisqu’il n’est ni question de rapports de classe, ni de désœuvrement matériel face à la crise économique. Du travail, par contre, il en est beaucoup question, au point de devenir le nerf central de cette œuvre sombre et désenchantée. Ce travail, c’est celui qu’exécutent quelques hommes sur les lignes à haute tension, de jour comme de nuit, quelle que soit la météo, sans cesse exposés à l’électrocution ou à la chute dans le vide. Pour faire face à la dureté du quotidien, on peut comprendre aisément que cette poignée d’ouvriers soit obsédée par les femmes et le plaisir, s’épanchant jusqu’à plus soif sur leurs exploits sexuels de la veille. Parmi eux, Gimpy (Edward G. Robinson), travailleur, bon parti mais peu séduisant, rêve de se trouver une femme pour pimenter son morne quotidien. Il croit son rêve devenu réalité le jour où il rencontre Fay (Marlene Dietrich), poule de luxe fraîchement sortie de prison, dont la langueur mélancolique laisse entendre qu’ils pourraient finalement partager leur solitude. Seulement, son ami Johnny (George Raft) ne l’entend pas de cette oreille, convaincu de la malhonnêteté de la jeune femme.
Avec une certaine brutalité sans cesse relayée par la mise en scène, Raoul Walsh plaque littéralement ses personnages au sol, les privant sans cesse d’un oxygène qu’ils s’évertuent à chercher coûte que coûte. En multipliant les travellings avant ou encore les panos latéraux, le réalisateur limite les mouvements à une horizontalité asphyxiante. Pourtant, Gimpy, Johnny et Fay ont des désirs qui revendiquent une autre dynamique, celle d’une élévation qui convoque plutôt la verticalité. Cette géométrie, seuls les poteaux électriques la rappellent mais le danger y est sans cesse associé : dans le cas présent, s’élever à tout prix pour s’extraire du champ expose plus à la mort qu’au bonheur véritable. Le pessimisme ambiant contamine chaque personnage au point de rendre difficile l’expression du moindre sentiment. Si Raoul Walsh semble convoquer des archétypes aux réactions prévisibles (la femme fatale incapable de dévotion), c’est pour mieux révéler leur étouffant désespoir. Nulle condescendance dans le regard du réalisateur : les rapports entre les personnages y sont scrutés avec une violence et une crudité étonnamment frontales pour l’époque, même entre les femmes, entraîneuses désabusées qui ne croient plus aux chimères de l’amour.
En tournant presque systématiquement ses scènes de nuit, le réalisateur prive ses personnages de toute lumière et accentue leur vulnérabilité : exposés à la pluie battante, au froid et à la saleté, ils sont dans une survie perpétuelle. Même au club, chacun tente de défendre un territoire et de garder le peu qui lui reste de dignité. D’où vient ce pessimisme étrangement beau de L’Entraîneuse fatale ? On pourrait convoquer quelque raison historique, le film ayant été réalisé en 1941, précédant de peu l’entrée en guerre des États-Unis dans un monde dévasté par les idéologies. Mais la patte Walsh n’a jamais été synonyme d’optimisme. La même année, Une femme dangereuse rendait compte de ce même désespoir stylisé, rappelant que l’homme (ou la femme), quelle que soit son action, subit la pire des condamnations : vivre perpétuellement avec lui/elle-même. L’Enfer est à lui, chef d’œuvre absolu de 1949 avec un James Cagney hallucinant, en fut probablement la plus belle des illustrations. En attendant, courons revoir cette étrange Entraîneuse fatale que l’histoire du cinéma avait injustement mise de côté.