The Lawless Breed fait partie des très bons films de Raoul Walsh. Sur la jaquette du disque édité par Opening, on peut lire le mot « Western » écrit en gros. On comprend donc que le film se passe en un certain endroit (le territoire américain) à un certain moment (qui précède l’apparition du cinéma : la seconde moitié du XIXe siècle). On se doute également qu’il y sera question de frontière. Mais on se rend rapidement compte, une fois le disque lancé, qu’il s’agit moins là d’une frontière géographique – si ce n’est celle, juridique, entre deux États, qui permet à tous les héros américains de refaire leur vie – que de cette frontière existentielle, entre soi et les autres, qui limite la libre expansion de l’individu. Il explore un problème moral (encore une histoire de frontière) qu’on pourrait résumer par la question : le principe de moindre effort est-il le meilleur moyen pour réaliser son rêve ? Le goût de l’efficacité dans la recherche du bonheur ne remplace-t-il pas le goût du bonheur lui-même ? Victime du destin, en « véheffe », est donc un western fifties avec la couleur et Rock Hudson dans l’un de ses premiers « starring ».
Le titre français tapageur frappe trop juste : il crie à tue-tête la pente tragique du récit et oublie quelque chose en chemin. La construction du film invite bien à peser la lourdeur du fatum qui repose sur les épaules de John Wesley Hardin, jeune Texan qui n’a jamais tué que « légitimement », c’est-à-dire pour se défendre et défendre l’accomplissement de son rêve. On le découvre, lors de l’ouverture, sortir de seize années d’incarcération et confier à un journaliste une grosse pile d’écrits. Il y fait le récit de son existence, ouvrant ainsi la voie à un long flash-back qui tient quasiment tout le corps du film et dit clairement : « spectateur, te voici face à un destin ». Le premier souvenir de Wes, son image-trauma, sa fêlure, c’est la guerre de Sécession, qui le voit naître au monde à sept ans en territoire occupé (le Sud), lui mange un frère et en mutile un second. Il n’aspire depuis qu’à un bon vieux rêve américain de retranchement : une femme, un ranch, des chevaux à élever et la paix en son royaume. Pour le réaliser, il va au plus rapide : les jeux d’argent, les paris, le gambling, bien plus efficaces que ses études de droit et immédiatement gratifiants. La chance aidant, il soulève en un rien de temps de grosses sommes. Mais l’âpreté au gain de ceux qui gravitent autour de l’argent facile le contraint bientôt à jouer de la gâchette. Les morts s’empilent, Wes se bâtit une réputation de meurtrier, perd tout crédit auprès des siens et de son pasteur de père, alors qu’il se voit poursuivi par les autorités et les vengeurs de tous bords. Il fuit. Son rêve devient une limite, un mirage qui s’approche et s’eloigne au gré des événements. Sa chance insolente – son hybris – fait du jeu son unique réalité, la seule traduction de ses désirs dans le réel.
Pourtant, The Lawless Breed ne se cantonne pas à décrire la passion du jeu. Au contraire, il se redresse de sa pente tragique – et ravale tout abus de pathos – par l’observation précise d’une espèce (le « breed » du titre : le cas, le type) du genre humain, de ses appétits soumis à la pression du milieu et de l’hérédité du mal qui la frappe. C’est un western naturaliste. Wes brûle, Wes veut. Il ne tient pas tout entier dans sa condition. Il déborde. Or, l’expansion de son être, le plein déploiement de son talent, buttent sans cesse contre ceux qui occupent déjà la place : les mauvais perdants, les tricheurs, les autorités. L’expression de sa volonté réclame des raccourcis, de la vitesse et passe logiquement par les armes à feu qui concentrent en elles toute ces qualités. Cependant, les intentions de Wes n’ont jamais été qu’honnêtes, il n’a jamais vraiment voulu tuer. Mais sa hâte fait pression sur le milieu, l’insulte à force d’insolence. Alors, les circonstances se contractent, le compriment et l’acculent au meurtre. Le coeur du film tient là : l’expansion accélérée de l’être est gênée, forcément, par le milieu (plus l’espace est grand, moins il est divisible). Wes est arrêté et livré à la justice alors que son rêve avait commencé à se réaliser : il était, sous un faux nom, devenu fermier, s’était marié, attendait un fils. Quand il sort de prison, il retrouve son fils presque adulte et maniant déjà, à la moindre occasion, le six-coups paternel, relique d’un passé sanglant laissée pendue au mur, disponible. La fêlure, cette nervosité extrême qui s’abîme dans l’accélération, s’est transmise comme est passé, du père au fils, le relais de l’arme à feu, de la violence et du meurtre.
Au milieu du film, une très belle scène pose clairement la question de la jouissance. Wes est assiégé chez lui par les hommes du shérif qu’il vient d’éliminer. Sa première fiancée, avant de périr d’une balle perdue, lui demande ce qu’il éprouve quand il tue. À ces mots, le jeune homme ne trouve pas de réponse. Il n’y voit là que la remise en cause d’un rêve écrasant, qui ne cesse pourtant de précipiter de nouvelles forces contre lui. S’il existe bien une jouissance chez Wes, c’est une jouissance d’être, une jouissance d’affirmation qui va de pair avec l’expression de sa maîtrise et, bien évidemment, à l’encontre de la morale traditionnelle proférée par sa famille, faite d’écrasement individuel et de résignation. Elle tient à la satisfaction de faire entrer sa volonté dans le monde, d’imposer sa propre pression contraire à celle de son milieu, et trouve une pleine intensité au moment du coup de feu, ou de la carte gagnante retournée. Faire entrer un peu de soi dans le monde, s’imposer soi et son rêve, creuser son trou, cela rappelle peu ou prou ce que Godard disait de la guerre : elle fait rentrer un morceau de fer dans un morceau de chair. C’est exactement ce qu’il se produit quand Wes appuie sur la gâchette. Un meurtre, dans The Lawless Breed, n’est terrifiant que dans la mesure où il arrive comme cela, sans crier gare, sans bruit ni fureur, mais comme une plume qui se dépose sur la situation, et la couronne. Ce n’est presque rien, un instant, un quart de seconde, un empiètement, une réponse. Et le mal est fait, le mal est passé, fugace, insaisissable.
Le film de Walsh ne dure pas longtemps. Quatre-vingts minutes pour condenser une vie qui prend le luxe de recommencer plusieurs fois, c’est peu. D’où cette impression que le film est gonflé à bloc, qu’il file droit, enchaîne une foule d’événements et de situations, ne s’arrête jamais. Dans la forme, cette hyperactivité traduit sans s’y adonner le sujet principal du récit et malédiction de son héros : la précipitation. Les scènes d’action qui voient Wes contraint de tirer pour se défendre ne sont jamais montées comme des scènes de crise ou de tension extrême, mais plutôt comme des fulgurances – les choses arrivent trop vite – ou des moments creux, évidés, où l’on attend l’inévitable échéance du coup de feu (par exemple, la belle scène de duel où Wes abat, sous des bourrasques de vent, un homme venu venger son frère). Entre ces moments-clés, le film avance tête baissée, pris dans un élan qu’il ne quittera qu’à l’emprisonnement de son héros, accompagnant ainsi la « retombée » de ses passions. Ceci lui confère un rythme général assez syncopé, partagé entre la fuite permanente de Wes, ses tentatives d’installation et ses rechutes involontaires dans la violence. Les personnages de The Lawless Breed ne trouvent jamais le temps de s’installer : sitôt les bagages déposés, ils sont contraints de reprendre la route.
Arrive un moment où la plantureuse fille de saloon (Julie Adams) qui, après l’avoir recueilli, aidé et soigné, décide par amour d’accompagner Wes dans son nomadisme clandestin, finit par lui faire remarquer qu’en dépit de leur course effrénée, son idéal se tient toujours à la même distance au-devant d’eux. Elle souligne sa complaisance dans l’excitation constante de sa vie de joueur et de fugitif, suspendue aux caprices du hasard : il a tenu dans sa main à plusieurs reprises l’argent nécessaire pour acheter son ranch. Il semble que Wes comprenne alors à quel point son rêve s’était fourvoyé en la justification d’une réalité triviale : le jeu, les flingues, la fille en sous-vêtements, la route… Le film touche alors à sa fin et, accompagnant le héros dans sa prise de conscience, prend un virage à 180 degrés. Il laisse place au rêve enfin concrétisé, forcément plus plat et plus terne que la ligne droite de la réalité traversée à cent à l’heure. Dans le rêve comme dans la réalité, dans le calme comme dans la frénésie, le héros est plus « victime du milieu » que du destin. La pilule est dure à avaler, mais descend doucement dans le gosier de Wes, jusqu’à la résignation, le mariage, la vie de famille, la tôle et la renaissance du mal entre les mains de son fils. On ne saurait dire, au regard du happy-end, s’il s’agit bien d’un espoir ou plutôt d’une malédiction.