Les Implacables (The Tall Men en anglais, référence à la chanson interprétée par Jane Russell) est le 128e film de Raoul Walsh, cinéaste prolifique qui avait pris pour habitude de réaliser deux films par an – si ce n’est plus. Walsh avait entamé sa carrière derrière la caméra dans les années 1910, aux côtés de David W. Griffith. C’est peu de dire qu’en 1955, date de sortie des Implacables, le vieux briscard avait suffisamment de bouteille pour s’attaquer de nouveau à un western, genre américain et « walshien » par excellence.
Il y a une confusion qui perdure : celle de ne voir en Raoul Walsh qu’un sous-John Ford, jusqu’à parfois ne plus savoir qui a réalisé quoi – les titres français de leurs films, entre « Charge fantastique » et « Charge héroïque », en sont peut-être quelque peu responsables… Walsh et Ford avaient commencé leur carrière de cinéaste à peu près au même moment et partageaient, il est vrai, plus qu’un bandeau cachant leur œil aveugle (plus tard, Ray, réalisateur des Indomptables – tiens, tiens – en fit de même). Leur idée de l’Amérique, terre pionnière à conquérir sur les idéaux des premiers colons, affectionnant plutôt les « petites » œuvres que les grandes, tout comme leur passion commune pour le mélange des genres, en ont fait les deux maîtres incontestables, avec Hawks, du western classique, seul genre véritablement américain. Ford et Walsh étaient-ils deux visages du même discours ? Pourquoi pas, après tout. Mais déconsidérer l’un pour porter l’autre sur un piédestal n’est en aucun cas un moyen juste de les différencier.
Comme souvent chez Walsh, il y a plusieurs films dans Les Implacables, qui peut facilement se diviser en plusieurs parties à la fois très différentes l’une de l’autre et complémentaires. Ben et Clint, deux frères et anciens soldats sudistes devenus hors-la-loi, enlèvent un riche propriétaire, Nathan Stark, pour le dépouiller. Stark leur propose un marché : ne préfèrent-ils pas s’associer à lui pour mener un troupeau de bétail du Sud texan au Montana, où les hommes meurent de faim faute de viande ? Ben et Clint acceptent le marché, quoique suspicieux. En chemin, ils croisent une jeune « chercheuse d’or », Nella, dont tombent amoureux Ben (Clark Gable) et Stark (Robert Ryan), et qui va hésiter entre les deux hommes et leurs deux rêves de vie…
La première partie du film – le voyage du Montana au Texas – est concentrée sur l’inimitié forte entre les deux frères et Nathan Stark, ainsi que sur l’histoire d’amour entre Nella et Ben, qui échoue sur leur vision réciproque de l’avenir, Ben cherchant une petite vie tranquille quand Nella ne rêve que de richesse. L’action pure est assez réduite, Walsh profitant de différents apartés entre les personnages pour approfondir la psychologie de chacun, et notamment dans une scène assez longue d’échanges entre Nella et Ben, devisant de leur relation dans une cabane alors qu’une tempête de neige fait rage à l’extérieur. L’érotisme de cette scène peut faire sourire aujourd’hui, mais à l’époque du Code, il était plutôt osé de montrer Clark Gable massant vigoureusement la jambe nue de Jane Russell dégagée de sa jupe qu’elle avait négligemment relevée…
Pour le voyage retour, Walsh ne change pas seulement de décor – les premières scènes avaient été tournées en studios –, il développe l’action, enrichie d’une multitude de personnages alors que le convoi de bétail accompagné d’une trentaine de cow-boys entame sa longue traversée du sud au nord des États-Unis. Fortement inspiré du scénario de La Rivière rouge (ainsi dans la scène de duel au pistolet entre Ben et Clint, clin d’œil à la célébrissime scène hawksienne), Les Implacables se fend des traditionnels obstacles du horse-movie : éléments naturels, loi du plus fort, Indiens, trahisons… Les panoramiques superbes, dans la plus belle tradition du Cinémascope, dévoilent l’affection évidente du cinéaste pour la terre américaine, dont il se repaît dans des plans d’ensemble majestueux devenus des classiques du genre, maîtrisés de bout en bout. Walsh n’en délaisse pas moins dans des scènes intimistes et non dénuées d’humour – portées par une Jane Russell plutôt à l’aise dans son rôle réussi de fausse aventurière – le conflit existentiel entre Stark et Ben. Le « petit » rêve (incarné par le King Gable, quand même) va évidemment remporter la mise – et la femme –, puisque chez Walsh, comme chez Ford, l’Amérique doit d’être ce qu’elle est aux plus simples pionniers. On dira sans doute que cette conclusion était prévisible, mais quel que soit le voyage, Walsh vaut toujours le détour.