La Charge fantastique est le premier des huit films que Walsh tourna avec Errol Flynn. Les deux hommes avaient tout pour s’entendre. Spécialiste des films d’action – policier, guerre puis western – débauché par la Warner, le cinéaste pouvait offrir des rôles à la mesure de la fougue et de la prestance du séduisant Errol Flynn – l’aventurier le plus sexy de l’âge d’or d’Hollywood. Que Flynn interprétât le général Custer, héros hautement célébré de l’épopée américaine (de la guerre de Sécession à l’épisode moins glorieux de la bataille de Little Big Horn, où il trouva la mort), s’imposait comme une évidence. Mais Walsh eut l’intelligence de ne pas s’arrêter à la facile hagiographie d’un personnage trop illustre.
Héroïques, fantastiques, les traductions françaises de films américains ont toutes un point commun : le contresens total. En VO, La Charge héroïque (réalisé par John Ford) faisait référence à une tradition de la cavalerie américaine : « elle portait un ruban jaune » (She Wore a Yellow Ribbon). Chez Raoul Walsh, la charge n’est rien moins que fantastique et donne, bien plus que le titre français, le ton tragique et pessimiste du film : « ils sont morts dans leurs bottes ». Remarquablement sobre, l’œuvre fait la part belle aux scènes intimistes, en contraste avec des scènes d’action relativement peu nombreuses, comme si l’héroïsme du fameux général Custer (interprété par Errol Flynn) se traduisait plutôt dans sa personnalité ‑tête brûlée, bravache, peu enclin à l’obéissance- que dans ses hauts faits.
Dès la scène d’ouverture, le ton est donné : pendant trente minutes, le film prend des airs de comédie légère et enlevée, filmée avec un rythme d’enfer et une aisance que même un Howard Hawks pourrait envier. Dialogues ciselés, personnages secondaires irrésistibles, blagues de potache : La Charge fantastique n’a d’abord rien du western classique, si ce n’est son héros, séduisant, charmeur, aussi habile à l’épée qu’à cheval et comparé aux plus grands – Ulysses S. Grant en l’occurrence –, même dans ses échecs scolaires.
Petit à petit, le film se transforme, au rythme impressionnant de l’ascension du cadet Custer, devenu général par une simple erreur administrative, puis conquérant son titre par sa bravoure. La succession très rapide de plans traduit l’imminence de scènes d’action, spectaculaires, surtout dans leur brusquerie. Les nombreuses batailles où s’illustre Custer lors de la guerre de Sécession sont à peine montrées, voire à peine évoquées, comme s’il ne s’agissait, au fond, que de détails. En revanche, Raoul Walsh s’attache avec insistance à l’histoire d’amour, à la fois drôle et parfaitement romantique, entre la jolie Libby (Olivia De Havilland, la Marianne d’Errol dans Les Aventures de Robin des Bois) et son Roméo. C’est dans ces scènes, où s’expriment le mieux sa détermination et sa droiture, que le cinéaste choisit de révéler le visage de héros « pur et dur » de Custer. À cet égard, la scène où Errol Flynn apparaît sur le perron de sa belle, enveloppé d’un halo de lumière, ou celle des adieux avant la dernière grande bataille, à Little Big Horn, comptent parmi les plus belles du film.
Si Raoul Walsh préfère les scènes d’intérieur aux gigantesques batailles auxquelles on aurait raisonnablement pu s’attendre, c’est avant tout pour mieux correspondre à la personnalité – historique ou romancée, peu importe – de Custer. Son personnage, au fond, est un solitaire : incapable de s’adapter aux règles collectives de l’académie militaire de West Point, ni à celles de l’armée, il ne vit que pour mener la charge, seul à la tête de ses troupes. Même une femme adorée ne peut combler ce manque : elle doit se sacrifier pour lui, abandonner une vie facile et bourgeoise pour retourner avec lui sur le front. Walsh traduit ce sentiment tragique par un ralentissement du rythme et une atmosphère noire et sombre, lorsque Custer, démobilisé après la fin de la guerre de Sécession, se morfond dans l’inactivité.
La prédominance des scènes intimistes a une autre fonction narrative : elle met en valeur la vraie fin héroïque (last but not least), celle de la dernière charge et de la mort attendue, où Custer, resté seul après le massacre de son régiment et submergé par l’attaque indienne, s’effondre lentement. On a longtemps vu dans cette scène la preuve irréfutable du caractère « anti-indien » du film de Raoul Walsh. Il semble pourtant que cette vision soit partiellement fausse. La personnalité même de Custer dépeinte dans le film corrobore déjà un regard plus ambigu et plus profond : ce que Custer cherche dans l’armée américaine ne se traduit ni par un drapeau ni par un patriotisme bêta. Custer est un héros à l’ancienne, juste et brave, pour qui les lâches n’ont pas de couleur de peau. Lors de sa première rencontre avec le chef sioux Crazy Horse (Anthony Quinn, dans un de ses premiers rôles importants), Custer reconnaît sa valeur en le décrivant comme le « meilleur cavalier » du Fort où il vient de prendre ses fonctions. Si les Indiens sont dépeints, comme souvent, comme une foule ululant en haut des collines, parlant en petit nègre, ils sont aussi des hommes attachés à leurs terres, prêts à mourir pour sauver leurs traditions, et respectueux des traités (au contraire des Blancs). Custer voit en Crazy Horse un égal, que l’on doit traiter avec honneur. Il reconnaît d’ailleurs la justesse de la remarque d’un de ses cavaliers : « les seuls vrais Américains ici sont ceux avec des plumes sur la tête »…
En 1948, John Ford fit un portrait beaucoup plus troublant de Custer (rebaptisé, pour éviter la polémique, « colonel Thursday ») en fou sanguinaire, haineux jusqu’à la mort dans Le Massacre de Fort Apache. Il n’est pourtant pas interdit de croire que le personnage d’Errol Flynn dans La Charge fantastique menait finalement, comme une évidence, à celui d’Henry Fonda dans Fort Apache. Le destin héroïque et fantastique de l’armée américaine commençait déjà à vaciller.