La Rivière d’argent marque la dernière collaboration, et sans doute la moins connue, du vieux briscard Raoul Walsh et de sa vedette préférée Errol Flynn. Une époque s’achève, dans la forme comme dans le fond: Raoul Walsh pousse ici très loin le cynisme froid déjà évident dans l’un de ses films les plus célèbres, La Charge fantastique. Western cruel et sans concessions, La Rivière d’argent est une très belle parabole sur l’individualisme à l’américaine.
Comme nombre de personnages de western, Mike McComb est un homme désabusé et sans idéaux, qui a perdu sa foi en l’idéal américain. Capitaine dans l’armée nordiste lors de la guerre de Sécession, il a été dégradé après avoir brûlé un million de dollars pour éviter qu’ils ne tombent aux mains des Sudistes. Son nouveau credo: seuls ses propres intérêts auront de l’importance à ses yeux. Quitte à envoyer à la mort un homme pour posséder sa femme, ou à tirer dans le dos de ses ennemis, symbole de la lâcheté absolue dans l’Ouest américain…
Mike est un personnage à la personnalité indéchiffrable. Lors de son procès au tribunal militaire, il ne prononce pas un mot et garde les yeux fixés dans le vide, à la fois conscient qu’il ne lui est plus possible de se défendre mais qu’il ne laissera plus à l’avenir d’autres hommes décider de son destin. À la fois héroïque et lâche, il est guidé par des pulsions de vengeance qui s’abattent sur tous ceux qui l’entourent. Puisqu’on lui a ôté tout honneur, il ne recule devant aucune bassesse : tricher, mentir, tirer profit de la débauche et des jeux d’argent, voler une femme ou imposer son diktat dans une ville où chacun lui est redevable de quelque chose. Solidarité, amitié et altruisme sont des valeurs qui n’existent plus à ses yeux tant son obsession de pouvoir est forte. Il rêve d’une magnificence un peu ridicule, qui en imposerait à tout son entourage – telle que la construction d’un palais en plein Far West, qui lui donnerait en quelque sorte le statut de « Citizen McComb ».
Comme souvent dans les westerns de Walsh, les grandes scènes de cavalcade typiques au genre sont reléguées au second plan, comme s’il ne s’agissait que de passages obligés divertissants, mais sans réelle importance. Le travail du cinéaste autour du personnage principal est beaucoup plus intéressant : puisque McComb se définit comme un solitaire, il sera filmé comme tel. Tournant le dos ou de profil, McComb regarde rarement en face ses adversaires, et hésite à se mettre au même niveau qu’eux. Pour Walsh, il ne s’agit pas de stigmatiser son héros mais sans doute de montrer plutôt son malaise : empli de remords car engoncé dans une personnalité qui n’est pas la sienne, il ne peut s’empêcher d’avoir des gestes très délicats ou de tenter maladroitement de réparer ses erreurs.
Pour Walsh, la véritable faute appartient en fait à une société qui, en allant plus loin vers l’Ouest pour conquérir un territoire inconnu et sauvage, a peu à peu oublié les valeurs de la civilisation qui la définissaient à l’Est. McComb est comme entraîné malgré lui dans des manœuvres égoïstes dictées par la soif de richesse que provoque la découverte des ressources minières du pays. Interprété par le fougueux Errol Flynn, il n’a pas tout à fait perdu son droit à la rédemption. Celle-ci lui parviendra par le biais d’un personnage bien nommé, l’avocat alcoolique Plato, devenu candidat au Sénat après sa rencontre déterminante avec McComb. En comparant son meilleur ami/ennemi à César et au roi David, Plato comprend mieux que tout le monde sa personnalité (ce qui rend d’ailleurs la relation des deux hommes beaucoup plus intéressante que celle du couple vedette Flynn/Ann Sheridan). McComb est un héros en puissance, mais un héros impur, dont la quête de pureté se fait au prix d’un cheminement semé d’embûches, à l’image de celui d’une Amérique en quête d’elle-même.