Aucun sujet ne pouvait mieux correspondre au cinéaste Raoul Walsh et à son acolyte Errol Flynn que l’histoire vraie du boxeur américain James J. Corbett – première vraie légende d’un sport qui allait par la suite en compter des dizaines. À Raoul Walsh l’épopée individuelle du jeune défavorisé promu au rang de star, parfaite expression du rêve américain ; à Errol Flynn la fougue et le courage d’un personnage hors du commun, qu’on croirait créé pour qu’il l’interprète. Sous la houlette de ces deux légendes du cinéma classique hollywoodien, Gentleman Jim est devenu l’un des classiques d’un véritable sous-genre: le film de boxe.
La fructueuse collaboration entre Raoul Walsh le réalisateur aux cent films et le plus hollywoodien des acteurs australiens Errol Flynn est bien connue. Ils donnèrent au cinéma américain l’un de ses plus beaux westerns – La Charge fantastique – et l’un de ses films de guerre les plus réussis – Aventures en Birmanie, qui fut tourné alors que la Seconde Guerre mondiale n’était pas encore achevée. Réalisé en 1942, Gentleman Jim, quoiqu’il ne fasse pas partie du même genre, développe les mêmes thèmes que ces deux films, chers depuis toujours aussi bien au metteur en scène qu’à l’acteur.
James J. Corbett, jeune employé de banque venu d’une famille plus que modeste et arrachant le respect de l’upper class à la force de ses poings est un héros pour tous ces cinéastes qui, de Walsh à Capra, en passant par Curtiz et Ford, exaltèrent le cinéma américain, où la réussite individuelle devait plus compter que la fortune familiale ou l’origine sociale. En conquérant la bonne société malgré ses mauvaises manières, en gagnant le cœur d’une aristocrate, malgré son franc-parler et son langage de charretier, James Corbett faisait sien le dicton: «In America, everything is possible.»
Idéalisme rien moins que bêta, bien entendu: si «Gentleman Jim» rencontre peu de difficultés (voire aucune) à atteindre les sommets (le héros hollywoodien n’est-il pas infaillible?), son principal ennemi reste… lui-même. Raoul Walsh n’est pas tendre avec son personnage : sa façon de se pavaner dans le Club Olympique, sa rustrerie font du terme «Gentleman» un titre plus ironique que mérité. Car l’humour ne manque pas dans Gentleman Jim, et les personnages secondaires – notamment la loufoque famille irlandaise de James – sont là pour le rappeler. Comique de répétition (la bagarre entre les frères Corbett qui fascine tous les voisins), comique de langage ou pur burlesque (le match de boxe sur l’eau où tous finissent… à la mer) agrémentent le film d’un mélange des genres que le sujet (l’ascension d’un sportif) ne semblait pas réclamer a priori.
La valeur sociologique et historique du film n’est pas à négliger non plus. La reconstitution du San Francisco du XIXe siècle dans les studios d’Hollywood ne manque ni de pittoresque ni de charme. Mais les données sont bien là, et notamment la lente transformation d’un sport d’abord vécu comme un loisir réservé à la haute bourgeoisie et interdit aux classes « dangereuses » (car source de perturbation) en une véritable profession. En quelques courtes saynètes irrésistibles de drôlerie (le premier match interrompu par une descente de police, puis les étirements douloureux de gentlemen ayant trop abusé de bonne chère), Raoul Walsh nous rappelle que la plupart des sports aujourd’hui populaires (la boxe, mais aussi le tennis, le rugby ou le cricket) tirent leur origine des grandes universités anglaises, qui en ont inventé les règles – voir ainsi la façon dont l’arbitre insiste pour préciser que les règles des matches de boxe (division en rounds, K.O. en dix secondes) sont celles d’un fameux marquis…
Ainsi, c’est dans les scènes de boxe, très peu nombreuses au regard de l’importance du thème dans le film, que Raoul Walsh peut le mieux exprimer sa maîtrise de vieux roublard du cinéma hollywoodien. Plutôt que de filmer un match dans son intégralité en se concentrant sur ses principaux protagonistes, le cinéaste choisit de n’en montrer que les moments clefs, à commencer par le jeu de jambes qui fit le succès de James J. Corbett: par son dynamisme et sa mobilité sur le ring, le boxeur parvenait à venir à bout d’adversaires plus lourdauds que lui et pour lesquels seule comptait, en définitive, une bonne castagne. Raoul Walsh souligne l’importance de ce geste en intercalant dans les plans d’ensemble de chaque match des gros plans sur les jambes d’Errol Flynn (qui réalisait lui-même ses « cascades »). On remarquera également que le cinéaste n’hésite pas à quitter le ring pour suivre le match côté spectateur – avec force gros plans sur les adjuvants ou les opposants du héros) ce qui, plus qu’un banal suivi filmique d’une bagarre où l’on ne comprend rien, annonce avec subtilité le déroulement puis l’issue de la compétition.
Émouvant sans être larmoyant, drôle sans être bêtifiant, Gentleman Jim mérite sa place au panthéon des meilleurs films de boxe, où l’on compte – excusez du peu –, Le Champion de King Vidor, Raging Bull de Martin Scorsese, et Million Dollar Baby de Clint Eastwood.