D’un scénario jamais tourné de Tati, qui considérait celui-ci comme trop sérieux, Sylvain Chomet a conservé la trame et les gags visuels pour les enrubanner d’une animation délicieusement 2D, forcément décalée face à la doxa numérique. Plus proche du trou normand que du trou noir, la copulation des deux univers de Jacques Tati et Sylvain Chomet accouche d’une bien jolie galaxie, peuplée d’acrobates à moustache, d’un ventriloque à gros nez et d’un lapin obèse. Le film n’est cependant pas qu’un défilé de personnages et de portraits azimutés. Il est un hommage réussi au grand génie burlesque – Tatischeff de son vrai nom – car non appuyé, juste esquissé, comme la mine sur le papier.
En voie de canonisation, Jacques Tati est institutionnalisé : rétrospectives à travers le monde, exposition à la Cinémathèque, thèses à n’en plus finir… Cette reconnaissance sonne comme une vengeance posthume après l’insuccès notoire de Playtime et ses dettes insolubles. Dépossédé un temps de ses propres œuvres, Tati a enduré un mal bien français, celui des débroussailleurs, les Georges Méliès, les Pierre Étaix… tous ruinés avant de sombrer (et renaître dans le dernier cas). Le film de Sylvain Chomet s’inscrit dans cette mode du revival sans céder aux sirènes de l’hagiographie. Il réinjecte sens et humour dans ce qui aurait pu ne devenir qu’une coquille vide ne renvoyant qu’à soi et à une vaine célébration.
L’Illusionniste met en scène Jacques Tati mais un Tati passé sous le filtre de la fiction, tamisé par son propre double réel (le scénario original est de Tati) et par un continuateur devenu géniteur, Chomet. Respectant dignement le texte, ce dernier s’est permis quelques chemins de traverse, quelques libertés, dont la plus réussie est formelle : l’animation en deux dimensions est un écrin fabuleux pour rendre compte de la si singulière silhouette de l’homme à la pipe et de sa gestuelle empruntée.
Le dessin est évocateur, le tracé reconnaissable : Sylvain Chomet est le réalisateur des Triplettes de Belleville dont on se remémore avec gourmandise la gouaille insolente. Ici, les lignes sont moins moqueuses, peut-être plus fines et élégantes. Le cinéaste avoue aimer tous ses personnages, ce qui se ressent dans le traitement, sans doute guidé pour cela par les héritiers Tatischeff. L’histoire est simple, elle est celle d’un vieillissant illusionniste trimbalant ses tours de passe-passe dans des music-halls moribonds. Happé par le large, il tente sa chance à Londres puis en Écosse, avant de s’exhiber dans un troquet perdu sur une île venteuse et isolée. C’est sur ce petit bout de terre émergé qu’il rencontre la jeune Alice, naïvement émerveillée par ses numéros. Pour ne pas lui avouer la supercherie, Tatischeff fait apparaître chaussures neuves et costume flamboyant aussi vite qu’il vide son portefeuille. Les deux solitaires s’installent à Édimbourg, aménageant une relation trouble, entre couple incestueux et filiation inversée.
Délectable est la rugosité des lignes, leur nature anguleuse laisse apparaître en filigrane les esquisses préparatoires, du moins les grands traits jetés au crayon. Ce désir d’éloignement de la perfection parfois aseptisée du traitement numérique en 3D ne vaut pas pour sa seule posture, il ne procède pas d’un quelconque snobisme mais bien d’une réelle nécessité formelle : fondre un Tati claudiquant dans les Hébrides pluvieuses ne peut se formaliser qu’avec heurt et sinuosité.
Moins hachée, la symbiose de ces deux êtres abandonnés, lâchés sans amarre, est bouleversante. Tatischeff quitte famille et Paris pour l’Écosse, la jeune Alice son île pour la capitale scottish. Ils coupent tous deux les cordons qui les relient à leurs attaches, à leur aliénation également. Se reconstituant un petit nid commun dans un hôtel miteux, ils (ré)apprennent à se servir d’eux-mêmes sans se sentir morveux. De cette reconquête identitaire de deux personnages, Chomet et Tati ont l’habilité de ne pas en rajouter et d’essaimer quelques touches de burlesque visuel – pas de mot, les dialogues se cantonnent comme toujours chez Tati à quelques borborygmes quasi inaudibles – et de situations absurdes des plus efficaces. Pour tout dire, le dernier Tati se mesure avantageusement aux précédents.