Pour Terry Gilliam, mener des tournages épiques doit devenir une habitude : entre le cataclysme des Aventures du baron de Munchausen, le naufrage de The Man Who Killed Don Quixote et l’imbroglio Les Frères Grimm / Tideland, le réalisateur est connu pour s’être sorti (ou pas) des pires culs-de-sac. Pour ce tournage-ci, Gilliam a dû faire face au décès de son interprète principal, Heath Ledger. La solution adoptée est pour le moins originale, et digne de Gilliam : le faire remplacer par trois stars différentes. Mais la cohérence de son film, déjà un beau foutoir, s’en ressent grandement.
Qui donc est le Dr Parnassus ? Pour autant que l’on puisse en juger, il s’agit d’un ex-moine d’une religion proto-bouddhiste, chargé il y a plus de mille ans de maintenir la bonne marche du monde en racontant perpétuellement l’histoire qui fait que celui-ci tient. Tout simplement. Ce qui déplaît souverainement au narquois Mr Nick, autrement dit le Diable, qui n’aimerait rien tant qu’un monde qui ne « tienne pas » – et qui décide de tenter Parnassus avec un pari sur le nombre d’âmes que l’un et l’autre récolteront : l’un par les merveilles de l’imagination, l’autre en exauçant les désirs les plus sombres.
Aujourd’hui, Parnassus est un vieillard alcoolique, rongé par le désespoir, tenant avec sa fille et un jeune apprenti enthousiaste son « Imaginarium », théâtre ambulant magique donnant aux intéressés la possibilité de parcourir leur propre imaginaire, et de choisir, au terme du voyage, entre lui et Mr. Nick. Le problème étant que : il n’y a plus d’intéressés, et ce jusqu’à ce que lui arrive un étrange passager amnésique mais très charismatique qui décide de reprendre à sa sauce l’Imaginarium…
On le voit, Gilliam prend toujours son temps pour raconter ses histoires – plusieurs histoires à la fois, d’ailleurs, avec ce dernier film. Le récit central, cependant, est bien celui de Parnassus, alter ego évident de Gilliam, vieux raconteur d’histoire rongé par l’alcool, le découragement, la conscience de la vanité de son entreprise : le monde peut très bien tourner sans « histoire », le monde peut très bien tourner sans lui. Ce découragement était latent chez Gilliam, dans le récit policé des Frères Grimm, dans le chaos de Tideland : il devient évident avec ce nouveau film.
Paradoxalement, Gilliam ne renonce pourtant pas à sa marque de fabrique : le foisonnement visuel et narratif est toujours de mise dans cet Imaginarium, trop peut-être, ce qui rend le film passablement boursoufflé. On oscille ainsi entre trouvailles géniales (notamment le « devenez légalement violents : devenez flics », adressé à des mafieux russes, et assorti d’une danse passablement monty-pythonesque) et lourdeurs. L’ombre de l’onirisme romantique et poétique des Aventures du baron Munchausen n’est jamais loin (l’Imaginarium est d’ailleurs le premier scénario original de Gilliam depuis ce film), mais là où Gilliam réussissait à faire un film foisonnant mais gracile, dantesque mais léger, il semble aujourd’hui vouloir trop en mettre à l’écran pour maîtriser réellement son film.
Trop de récits à la fois, trop d’éléments à l’écran, trop de retournements de situations… Comment la « trouvaille » consistant à faire jouer par Johnny Depp, Jude Law et Colin Farrell le rôle laissé vacant par Heath Ledger fonctionne-t-il dans ce cadre ? À vrai dire, l’idée fonctionne plutôt correctement – même si le développement scénaristique censé expliquer ces remplacements peut apparaître comme parfois très artificiel. Depp et Law cabotinent remarquablement, réussissant à reprendre le rôle et le style de Ledger – Farrell, quant à lui, manque se ridiculiser lors de sa première apparition, mais se rattrape par la suite. Étonnamment, Gilliam semble avoir seulement voulu pallier la disparition d’Heath Ledger, et non s’en servir dans le cadre de son récit. Malgré le talent de ses interprètes, malgré l’humour parfaitement salutaire déployé pour introduire l’artifice, le changement reste ressenti comme un prétexte. Gilliam avait refusé de continuer son Man Who Killed Don Quixote suite, notamment, à l’accident de Jean Rochefort, qui devait jouer le célèbre chevalier moulinophobe. Échaudé, s’est-il refusé à laisser mourir son film avec son interprète ?
Comme Tim Burton, Terry Gilliam raconte toujours, fondamentalement, la même histoire. Cela dit, là où le père d’Edward aux mains d’argent s’est manifestement engagé d’une simplification bêtasse de son univers, Gilliam tient bon la barre. On croirait, au début de l’Imaginarium, tenir le Big Fish de Gilliam, le film au discours sombrement illustratif, sur le thème « l’imagination c’est bien ».
Fort heureusement, le chaos propre aux récits de Gilliam allège rapidement le propos, alors que celui-ci acquiert également une dimension sombre bienvenue. Sam Lowry trouvait le bonheur et la liberté dans la folie dans Brazil, le Paris de Fisher King était apaisé par le réel qui se conformait à sa folie, et le baron de Munchausen s’accommodait très bien de n’être, peut-être, que l’expression de l’imaginaire d’une petite fille. Il en va de même pour Parnassus : loin d’être un croisé de l’imagination, il finit par devenir un vieux menteur aigri, parieur compulsif, qui trouve son parfait alter ego dans le formidable Mr Nick (extraordinaire Tom Waits). Finalement, Gilliam tel que nous le connaissions, et aimions, est sauf : juste un peu plus vieux, un peu plus aigri… mais sa candeur, sa folie, son mépris de la doxa narrative demeurent intacts. Dommage qu’il ne sache pas (plus?) l’exprimer avec plus de maîtrise et de légèreté.