On connaît les déboires rencontrés par Terry Gilliam sur ses tournages. De sa lutte pour garder le contrôle du montage de Brazil aux multiples catastrophes liées à la production de The Man Who Killed Don Quixote (relatées dans le documentaire Lost in La Mancha), en passant par le gouffre financier des Aventures du Baron Munchausen, l’ex-Monty Python a une réputation de cinéaste difficile et jusqu’au-boutiste. L’image romantique de l’auteur visionnaire, seul contre tous, semble presque avoir été inventée pour lui. D’autant plus qu’au-delà des anecdotes, l’homme est avant tout le formidable metteur en scène des plus fameux délires des Monty Python (Sacré Graal, Le Sens de la vie) et le créateur de l’un des plus grands films de la décennie passée, L’Armée des 12 Singes.
Chaque nouveau film de Terry Gilliam est donc attendu, et Les Frères Grimm ne faillissent pas à la réputation du cinéaste : resté sur les étagères de Miramax pendant un an, le film a été l’objet de tensions entre Gilliam et les frères Weinstein. Désaccords autour du choix de l’actrice principale (le réalisateur souhaitait Samantha Morton, jugée trop peu sexy par les producteurs…), directeur de la photo viré et remplacé, montage chaotique… De quoi en faire craquer plus d’un, mais le cinéaste est coutumier des faits. D’ailleurs, il a profité des longues périodes d’attente entre deux décisions du studio pour tourner, en quelques semaines et avec un budget microscopique, Tideland, avec Jeff Bridges.
Replacer la genèse des Frères Grimm dans son contexte est primordial pour comprendre pourquoi le film est un tel naufrage. Après son projet avorté sur Don Quichotte, dont il a failli ne jamais se remettre, Gilliam donne l’impression qu’il s’est sabordé lui-même. Le cinéaste a toujours été plus à l’aise dans un registre un peu plus retenu que ses superproductions délirantes, même quand celles-ci reprenaient la poésie absurde des Monty Python. Pourtant, l’évocation des contes des frères Grimm laisse supposer que le cinéaste est en terrain connu. Peut-être même un peu trop… Il y a quelque chose de désespérant dans Les Frères Grimm, comme un aveu de résignation, le triste constat que la guerre entre financiers et créateurs est bel et bien terminée, et que l’argent a définitivement gagné la partie.
Boursouflés, rapiécés de toutes parts, Les Frères Grimm ressemblent à la créature de Frankenstein. L’idée est pourtant excellente : les frères Grimm sont deux charlatans qui, au début du XIXe siècle, font leur beurre en débarrassant les villages allemands de soi-disant sorcières et monstres (en réalité, des complices grimés). Quand l’armée française, dirigée par le général Delatombe, s’aperçoit de la supercherie, les deux compères sont envoyés dans une forêt dans laquelle règne une vraie sorcière qui kidnappe les jeunes filles pour garder sa jouvence… Construit sur un scénario d’Ehren Kruger, dont on voit très vite à quel point les tics hollywoodiens s’accordent mal avec la vision décalée du réalisateur, le film est bancal dès les premières minutes. Gilliam (ou les Weinstein ?…) hésite sans cesse entre comédie fantastico-horrifique et délire absurde proche des films des Monty Python. Il devient même tristement pathétique dans son humour anti-français qui ressemble à s’y méprendre à du racisme primaire. L’interprétation est à l’avenant, la palme revenant à Peter Stormare en méchant italien qui n’a retenu des indications de Gilliam que l’hystérie propre à la folie des Monty Python, sans la subtilité qui les rendait si drôles.
D’une laideur confondante, Les Frères Grimm portent les stigmates causés par le changement brutal du directeur de la photo : la lumière diffère radicalement d’une scène à l’autre sans aucune logique, conférant à l’ensemble une impression d’amateurisme risible. On croit de temps à autre percevoir un peu du souffle Gilliam mais la volonté écrasante de faire un film s’adressant à un large public est trop forte. Dans un décor de studio, plutôt réussi mais enlaidi par un éclairage anarchique, les comédiens gesticulent pour donner un peu de vie à un film mort-né. Pas une seule scène n’est épargnée : tronqués, redécoupés, Les Frères Grimm ont été dénaturés pour être plus conformes aux attentes d’un public jeune. Quand débarque enfin la méchante reine, aussi ridicule grimée (un maquillage trop visible) que rajeunie (Monica Bellucci au sommet de son art du vide, du non-jeu), Gilliam semble se mettre en pilotage automatique et déroule sa bobine pour filmer du à peu près n’importe quoi, une sorte de Buffy contre les vampires raté aux dialogues de sitcom de troisième zone. Finalement, Terry Gilliam laisse une tout autre impression que celle voulue par Les Frères Grimm : après une telle déconvenue, il y a fort à parier qu’il ne croit plus du tout aux contes de fées.