A l’occasion de la ressortie en salles et en 4K de L’Armée des 12 singes de Terry Gilliam, retour sur l’émouvante prestation de Bruce Willis, qui préfigure ses futurs rôles chez M. Night Shyamalan.
« Comme le passé, le film est toujours le même, il ne change pas. Mais à chaque vision il semble différent parce qu’on est différents. » Ces mots sont prononcés dans l’obscurité d’une salle de cinéma par James Cole, un voyageur du temps revenu du futur pour enquêter sur l’origine d’un mystérieux virus. Presque trente ans après sa sortie, L’Armée des 12 singes semble en effet différent. Par exemple, si l’on s’en tient aux trois acteurs principaux, c’est Brad Pitt qui avait, en 1995, surtout retenu l’attention. Quelques mois seulement après Légendes d’Automne, son rôle de fou furieux lui offrait l’occasion de s’extirper de son statut de simple sex symbol. Lentilles de contact, faux tics nerveux, débit accéléré… tout était fait pour façonner un « rôle de star à contre-emploi » comme le réalisateur de Brazil les affectionne. C’est oublier pourtant à quel point le film tient sur les épaules de Bruce Willis qui, sous la direction de Gilliam, achève sa mue d’acteur entamée avec Pulp Fiction. Peut-être l’annonce dramatique et soudaine de la fin de sa carrière quelques mois plus tôt – l’acteur a été diagnostiqué de démence – joue dans cette impression. Il n’empêche que Willis excelle dans ce rôle de figure héroïque se détournant de sa mission par mélancolie.
Dans la salle de cinéma, face à la scène du séquoia de Vertigo, James Cole ne pense qu’à une chose : disparaître dans le passé comme il rentrerait dans un film pour ne jamais en ressortir. Mais comme le rappelle la voix off de la Jetée (dont L’Armée des 12 singes est une libre adaptation), « on ne s’évade pas du temps ». Les deux films sont autant alimentés par un espoir fou (celui d’une fuite à travers le temps pour rejoindre l’être aimé) que par le récit d’un terrible échec. Or ces deux dynamiques contraires s’incarnent ici parfois de manière bouleversante par les métamorphoses inattendues du visage fermé de Bruce Willis. Il faut voir, pour s’en convaincre, l’évolution de son expression tandis que James Cole entend à la radio une chanson oubliée de Fats Domino. Ses yeux, embués, se tournent alors vers un passé invisible n’appartenant qu’à lui, avant qu’une explosion de joie soudaine ne l’entraîne vers un éclat de rire incontrôlable.
De la même manière, Cole se met, immédiatement après une scène de course-poursuite, à sauter à pieds joints dans un ruisseau tout en proclamant son amour aux grenouilles et au ciel. Willis brille tout particulièrement dans cet art de transfigurer cette virilité qu’il incarne depuis la trilogie Die Hard. M. Night Shyamalan ne s’y trompera d’ailleurs pas en le dirigeant dans Sixième sens et surtout Incassable : le regard de Cole, qui se trouble pour laisser émerger un monde depuis longtemps oublié, c’est aussi celui de David Dunn s’acceptant peu à peu dans son rôle de super-héros, de peur de décevoir les attentes de son fils. C’est encore le sien quand, les yeux baissés, cet homme invincible livre le récit d’un traumatisme d’enfance à l’origine de sa peur panique de l’eau.
La prestation de Bruce Willis ne serait tout de même pas aussi éclatante sans son duo avec Madeleine Stowe, dont le personnage, la psychiatre Kathryn Railly, comprend progressivement que la fin du monde approche. Réduite à un rôle de Cassandre, elle forme avec James Cole un couple de fugitifs obsédés par l’urgence de profiter des dernières heures avant le désastre. La bascule des deux personnages, ce moment précis de transformation durant lequel ils se déguisent pour ne pas se faire repérer par la police, s’opère justement devant Vertigo, que James dit avoir déjà vu à la télé quand il était petit. Arborant une perruque blonde, Kathryn se métamorphose alors en héroïne hitchcockienne. C’est dans ses bras que James trouve la force d’avouer à quel point il a peur, ne connaissant que déjà trop bien la fin du film. Peut-être Gilliam ne raconte-t-il au fond rien d’autre dans L’Armée des 12 singes que l’impossible conjuration de la mort, cette quête perdue d’avance pour retrouver l’impression d’éternité consubstantielle à l’enfance. De la peur de sa propre mort à la crainte de la fin du monde, tout conduit James à une profonde mélancolie propre aux adultes, ces prisonniers du temps. Il cherche alors à revenir en arrière : la boucle temporelle, forme si commune dans les films de science-fiction, ne s’applique pas vraiment à L’Armée des 12 singes, qui privilégie plutôt celle d’un aller-retour. Ce n’est pas un hasard si ce sont les yeux de James enfant qui ouvrent et ferment le film. Entre les deux, un gros plan sur l’expression fatiguée de Bruce Willis marque le point le plus éloigné de son voyage. C’est à cet instant que James Cole décide de retourner dans le passé, non pas pour sauver le futur, mais uniquement pour s’y retrouver. S’il y parvient, ne serait-ce que ponctuellement, c’est essentiellement grâce à cet émerveillement enfantin capable d’illuminer subitement le visage de Bruce Willis, génie de l’art de la fugue.