Elle flottait dans l’air depuis plusieurs années, telle la Faucheuse des Aventures du Baron de Munchausen, mais c’est la soixante-dixième Mostra de Venise, dirons-nous, qui en prend officiellement acte : la mort artistique complète et sans rémission de Terry Gilliam. Du moins, cette formalité est la seule explication qui nous vienne pour l’énigme de la présence en compétition de son dernier film, le trop bien nommé The Zero Theorem (rien à voir avec les avions Zéro fabriqués dans l’incomparable Kaze Tachinu). Parce qu’il a été de l’aventure des Monty Python, parce qu’une fois seul il a réussi quelques films inspirés (Brazil, Munchausen), parce que son projet maintes fois contrarié L’Homme qui tua Don Quichotte lui a donné un cachet d’artiste maudit, d’aucuns ont longtemps accordé à Gilliam le bénéfice du doute sur une filmographie pour le moins inégale. Mais gageons que cette fois, nul n’échappera au constat le plus cruellement réaliste.
Comment ne pas reconnaître une panne terminale d’inspiration chez un cinéaste même pas capable de s’autoplagier avec le minimum de conviction et de pertinence ? Gilliam « imagine » ici une Londres du futur où un informaticien (Christoph Waltz au crâne rasé) effectue un travail obscur pour une compagnie toute-puissante, échangeant des données sous forme de tubes de liquides colorés, tout en attendant un mystérieux coup de téléphone dont sa vie dépendrait. L’homme — dont l’orthographe inédite du prénom donne lieu à un running gag piteux — est dévoué à son travail, mais il a un grand vide dans sa tête (attention, métaphore visuelle du trou noir en vue) et est désespérément seul au point de parler de lui-même à la première personne du pluriel. Pour pouvoir travailler de chez lui (une église désaffectée) et augmenter ses chances de répondre à ce coup de fil, il accepte une nouvelle mission, consistant à démontrer l’étrange « théorème Zéro » selon lequel l’infini serait nul. Mais face à l’absurdité de sa tâche, il trouve inopinément du réconfort dans ses désirs sexuels refoulés, dans le monde réel ou dans le virtuel… Cette histoire a des accents familiers ? Vous avez gagné : à quelques détails scénaristiques près, The Zero Theorem pourrait être un remake éhonté de Brazil dont il reprend strictement les mêmes constats devenus clichés — l’homme moderne, soumis à l’Administration et à la Machine, est menacé de déshumanisation ; l’Amour et l’Imagination sauvent, mais l’Administration et la Machine, tel Big Brother, veillent.
Brazil, sorti en 1985, trouvait une pertinence et même une âpreté certaine face à son époque, celle des ravages sociaux et culturels de la politique de Thatcher et Reagan, et même la direction artistique rétro-futuriste participait à ce discours contestataire. Or en 2013, même ces décors et ces accessoires s’apparentent à une coquille vide hors d’âge, faute d’illustrer autre chose que le même discours primaire remâché sans même un effort d’approfondissement ou de remise en contexte (hormis une rapide mention des tablettes connectées aux réseaux sociaux). Si dans les années 1980 on pouvait créditer Gilliam d’une certaine sincérité dans son rejet d’une évolution néfaste de la société (à défaut d’être tout à fait le visionnaire que certains ont voulu voir en lui), il ne fait ici que montrer à quel point il n’a plus rien à dire, tout juste bon à enrichir en illustrations (le trou noir) les mêmes vieilles lunes en lesquelles il n’a plus l’énergie pour prétendre croire. Même ses tics habituels de réalisation (l’outrance des plans obliques, des contre-plongées et des courtes focales), qui pouvaient jadis se faire les signes d’un regard de biais, subversif sur une réalité oppressante, ont l’air de faire partie du décor : un import machinal d’un passé révolu. À ce point d’incapacité à se sortir de l’impasse de sa propre signature, il n’y a décidément plus rien à espérer.