Dans Les Aventures du Baron de Munchausen de Terry Gilliam, le héros mythomane mettait en garde contre « la mort de l’imagination » qui menaçait la société. Cette menace, le cinéaste à la prétention de prophète aurait été bien avisé de la prendre à son compte. Telle la Faucheuse à la poursuite du Baron, quelque chose planait sur ses derniers films, et a fini par le rattraper au point que le trop bien nommé Zero Theorem ne peut qu’en prendre officiellement acte : la mort, la mort artistique, à présent complète et sans rémission. Parce qu’il a été de l’aventure des Monty Python, parce qu’une fois seul il a réussi quelques films inspirés (Brazil, Munchausen), parce que son projet maintes fois contrarié L’Homme qui tua Don Quichotte a alimenté son aura d’artiste maudit, d’aucuns ont longtemps accordé à Gilliam le bénéfice du doute sur une filmographie pour le moins inégale. Mais cette fois, il faudra une bonne dose de déni pour échapper au constat le plus cruellement lucide.
Comment ne pas reconnaître une panne terminale d’inspiration chez un cinéaste même pas capable de s’autoplagier avec le minimum de conviction et de pertinence ? L’ironie est que le scénario à l’origine du film n’émane même pas de lui, mais d’un inconnu visiblement un peu trop fan, Pat Rushin. Dans une Londres du futur transformée en dédale déshumanisé, un informaticien au faciès austère (Christoph Waltz tondu) effectue un travail obscur pour une compagnie toute-puissante, tout en attendant un mystérieux coup de téléphone dont sa vie dépendrait. L’homme — dont l’orthographe inédite du prénom donne lieu à un running gag désolant — est dévoué à son travail, mais il a un grand vide dans sa tête (attention, métaphore visuelle du trou noir en vue) et se trouve désespérément seul, au point de parler de lui-même à la première personne du pluriel et de trouver du réconfort à l’absurdité de sa condition dans ses désirs sexuels refoulés, dans le monde réel ou dans le virtuel… Inutile de poursuivre l’énoncé de l’intrigue : à quelques détails scénaristiques près, Zero Theorem s’avère un remake à peine déguisé de Brazil dont il reprend strictement les mêmes constats devenus clichés — l’homme moderne, soumis à l’Administration et à la Machine, est menacé de déshumanisation ; l’Amour et l’Imagination sauvent, mais l’Administration et la Machine, tel Big Brother, veillent. Remake, ou plutôt grossier simulacre : ce qui consterne ici n’est pas tant la redite que l’appauvrissement tragique qui sépare les deux spécimens.
Et à la fin, c’est le Système qui gagne
On n’oublie pas qu’à sa sortie en 1985, Brazil trouvait une pertinence et même une âpreté certaine face à son époque, celle des ravages sociaux et culturels de la politique de Thatcher et Reagan ; même la direction artistique rétro-futuriste participait à ce discours critique. Or, invoqués une nouvelle fois dans les années 2010, ces décors, ces accessoires, ce propos, à peine augmentés avec de vagues gadgets de réactualisation (une apparition rapide et purement décorative de tablettes connectées aux réseaux sociaux), n’apparaissent plus que comme un fatras hors d’âge, illustration boursouflée d’un récit machinal tournant strictement et constamment à vide. Ce n’est pas qu’une question de péremption : Gilliam, tristement, ne fait même plus mine de croire en ce qu’il raconte. Si dans les années 1980 on pouvait le créditer d’une certaine sincérité dans son rejet d’une évolution néfaste de la société (à défaut d’être tout à fait le visionnaire que certains ont voulu voir en lui), il ne fait ici que montrer à quel point il n’a plus rien à dire, ni dans ses slogans, ni même en sous-texte, n’ayant plus d’énergie que pour dénicher des détournements visuels criards (on transfère des données sous forme de tubes de liquides colorés) et des métaphores griffonnées en une ligne en guise de personnages (comme celui appelé « Management » que joue Matt Damon). Même ses tics habituels de mise en scène (l’outrance des plans obliques, des contre-plongées et des courtes focales, la caricature des personnages), qui pouvaient jadis se faire les signes d’un regard de biais, subversif sur une réalité oppressante, ont l’air de faire partie du décor : un import machinal d’un passé révolu. À ce point d’incapacité de « l’auteur » à se sortir de l’impasse de sa propre signature, nos derniers espoirs prennent le même chemin que l’esprit du héros : vers un néant intersidéral.