Calcutta, vers 1960. Subrata, employé à la New Bharat Bank, ne parvient plus à nourrir la famille qui vit sous son toit : sa jeune sœur Bani, son épouse Arati et leur fils Pintu, et ses parents, dont le vieux Priyogopal. Arati se décide à chercher du travail : elle intègre une petite entreprise de vente de machines à coudre qui la conduit chez les patriciens de la ville, et gagne bientôt de quoi arranger l’ordinaire de tous. Mais sa réussite ne va pas sans heurts ni sans aventures…
À première vue, La Grande Ville est un film mal nommé : à l’écran, rien ou presque n’existe de cette cité où les membres d’une famille et ceux d’une petite entreprise se débattent et s’énervent comme des oiseaux en cage. Hormis trois plans brefs d’une avenue encombrée de voitures et deux travellings sur un carrefour, Calcutta est la grande absente de ce premier film de Satyajit Ray sur le monde contemporain. Elle est hors champ, rétive à toute expression visuelle tant celle-ci consiste, chez Satyajit Ray, à magnifier ce qu’il observe ; mais c’est aussi l’idée forte de cette mise en scène, où les individus ont intériorisé la puissance de la ville à l’ère moderne, puissance obscure et invisible qui détermine leurs comportements. L’espace des passions est désormais domestique et fonctionnel, il se résume au domicile, au bureau, et au tram qui conduit de l’un à l’autre. Condamnés à sortir de l’intérieur exigu où ils s’agglutinent (et qui occupe les vingt premières minutes du film), tous les personnages ne parviendront pas à franchir cette frontière invisible que le temps a créé entre eux et le monde : l’un d’eux, le plus vieux, entraînera dans sa chute – au sens propre – l’obstinée résistance des temps anciens. Tous sont aux prises avec les nouvelles lois, économiques surtout, que la ville leur impose, jeunes et vieux, hommes (défaillants pour la plupart) et femmes (en qui s’accomplissent toutes les métamorphoses de ces temps qui changent). S’ils y trouvent leur place, précaire, c’est au prix de quelques reniements et quelques combats, objets de cette fable sur l’injustice plébiscitée par le public bengali en 1965 et primée à Berlin.
La vie inférieure
Tous les grands motifs d’un cinéma didactique sont présents dans La Grande ville : la transmission perturbée entre les générations, le travail et l’autonomie sociale des femmes, l’envol de la société marchande et ses dommages – jusqu’à l’inévitable corruption – érotique ! – de l’Occident. Pourtant La Grande Ville n’est pas soluble dans une thèse sur la discrimination des Anglo-Indiennes dans la société bengalie moderne ou sur le travail des femmes : l’attention portée à l’existence ordinaire d’une famille, aux gestes et aux postures de chacun, aux territoires intimes et aux limites à ne pas franchir, sauvent le propos de ces grosses intentions. La jubilation discrète du regard donne à cette vie inférieure et intérieure un éclat et une émotion incomparables – et si La Grande Ville a déçu les attentes de la critique indienne, c’est pour cette raison. Tous comptaient bien que ce premier film de Satyajit Ray « sur » une mégalopole indienne renouvelle l’exploit artistique de Pather Panchali : faire revivre un monde à l’écran et en dénoncer la dureté. Or La Grande Ville est au fond un film intimiste, son enjeu est surtout dans l’espace clos d’une maison où tout converge et où le film résout sa crise. Par un admirable travail de décor et de cadre qui démultiplie les lieux, les ouvertures de cet intérieur sont flottantes, indécises, elles agissent comme les multiples revirements auxquels les circonstances conduisent les personnages, à l’image aussi des lumières, qui passent du jour solaire et blanc aux clairs obscurs, aux jeux d’ombres et de reflets où se cache peut-être la « vérité ». Ou, pourquoi pas, la « réalité »… Rien n’est plus sûr et vrai dans la grande ville moderne, où les rôles de chacun se perdent dans des postures, des mensonges et des craintes qui sont les seules façons d’exister.
Une autre femme
Un peu à la manière d’Ozu, on peut voir dans l’œuvre de Satyajit Ray le même film raconté de manière différente. Dans les années 1960, ce sont Charulata, La Grande Ville et Le Lâche : tous trois mettent en scène une épouse qui vit à l’ombre de son mari et qui parvient, dans chacun des films, à pacifier le couple au prix de sa propre liberté, après une excursion plus ou moins remuante dans l’amour (Charulata), dans le travail (La Grande Ville) ou dans son propre passé (Le Lâche). De ce point de vue, les avatars multiples de ce personnage féminin, très proche d’un film à l’autre (le rôle est de surcroît incarné par la même actrice), marque aussi le pessimisme du cinéaste : cette liberté, celle qui ferait de cette épouse une autre femme enfin, lui est chaque fois interdite. Cette liberté est comme la grande ville : un mirage dans le désert, de ceux qu’on espère, qu’on devine, mais qui au bout du compte ne se touchent jamais.