La Complainte du sentier de Satyajit Ray | © Carlotta
La Trilogie d’Apu

La Trilogie d’Apu

La Trilogie d’Apu

Et la vie continue


Et la vie continue

Un vol inaugure l’œuvre cinématographique de Satyajit Ray (qui fut par ailleurs écrivain, dessinateur et musicien). Au début de La Complainte du sentier (Pather Panchali), la jeune Durga chaparde des fruits dans le verger de sa voisine excédée, avant de s’enfuir et de se cacher dans la forêt de bambous attenante. Sur le sentier qui la ramène chez elle, la fillette sautille, insouciante et joyeuse. Après tout, voler n’est pas un crime, surtout quand l’argent et la nourriture viennent à manquer. Vers la fin du film, le destin se montre toutefois moins clément lorsqu’une pneumonie la cloue au lit. Déjà en partie effacée sous les draps du lit, Durga disparaît complètement suite à une nuit tempétueuse. Tandis qu’à l’extérieur l’ouragan souffle tout sur son passage, Ray filme le vent s’engouffrant à l’intérieur comme un mauvais présage. À son chevet, sa mère apeurée redouble de gestes attentionnés et protecteurs. Hélas, celle qui s’est vue reprocher, suite au larcin, d’avoir mal élevé sa fille, n’a pu empêcher que la mort vienne à son tour la lui voler. Dans Pather Panchali, l’enfance apparaît tel un fruit périssable arraché à un paradis chimérique. Et Ganesh, dont une petite statue est alors secouée par le vent, de trembler sur son trône, impuissant à changer le cours des choses.

La Trilogie d’Apu trace ainsi une ligne de vie dont les différentes étapes sont paradoxalement scandées par la mort. Cette vie qui file malgré les deuils, à l’image des nombreux trains longeant l’horizon, c’est celle d’Apu, le petit frère de Durga. Ray la filme au cours de trois périodes clés : d’abord l’enfance dans Pather Panchali, adapté d’un classique bengali de Bibhuti Bhusan Banerjee, puis l’adolescence dans L’Invaincu (Aparajito), et enfin l’âge adulte dans Le Monde d’Apu (Apur Sansar). À ces trois volets se superposent trois temps qui s’entrecroisent : le temps éphémère des hommes et de leurs aspirations à réussir socialement ; le temps cosmique de la nature-mère, celui des arbres protecteurs, de l’eau purifiante ou de la nuit ensorcelante (la scène magique des lucioles dans Aparajito) ; et le temps de l’art, horizon vers lequel tendent les personnages (à l’instar de son père, Apu veut devenir écrivain) et du cinéma, bien sûr, qui englobe tous les autres. Sur le papier, l’ensemble pourrait faire craindre une fresque hyperbolique empesée ; à l’écran la trilogie brille pourtant par son évidente simplicité. Le récit se déploie par séquences dépouillées de tout superflu, aux scansions harmonieuses malgré des sautes temporelles souvent imperceptibles (il faut parfois un certain délai avant de réaliser que deux plans que l’on croyait contigus étaient en réalité séparés par une ellipse). Le titre français du premier volet s’avère sur ce point éloquent : aux grands chemins, Ray préfère les sentiers discrets. Le cinéaste pose son regard à l’exacte lisière entre une observation quasi documentaire du quotidien et un lyrisme ténu à la ferveur contenue. Il brosse de la sorte le portrait de son personnage principal par petites touches successives, déroulant patiemment, les uns à la suite des autres, des fragments de vie qui se fondent dans une trajectoire limpide.

Le plan juste

Avec La Trilogie d’Apu, le cinéma de Ray aura paradoxalement transformé la pauvreté en sa principale richesse : pauvreté originelle de son héros fils de paysans bengalis, mais aussi pauvreté des ressources financières dont le réalisateur disposa au début de sa carrière. Réalisé avec des moyens dérisoires (8000 roupies), Pather Panchali témoigne à ce titre d’une maîtrise saisissante, en partie héritée du cinéma muet (on pense souvent à Murnau). Le film tire son éclat de son dépouillement et de l’expressivité des corps cherchant la lumière dans la nuit. Deux bras tendus à la verticale suffisent ainsi à bouleverser : ceux de Durga enlaçant tendrement sa mère, deux bras pendus une dernière fois à son cou. Si l’émotion prime, Ray est plutôt à l’affût du plan juste, c’est-à-dire de celui qui se suffit à lui-même et n’est jamais en trop. Dans Aparajito, quatre plans suffisent ainsi pour révéler à Apu la mort de sa mère (une missive l’avait au préalable avisé de sa santé défaillante). Ray filme d’abord son retour dans le village natal où le jeune homme découvre une maison abandonnée. Sans franchir le seuil de la porte d’entrée, sa caméra accompagne ensuite son déplacement à l’intérieur de la demeure via un travelling pudique, tandis que la musique de Ravi Shankar intensifie en crescendo son angoisse de n’y trouver âme qui vive. Revenu à l’extérieur, le personnage croise le regard d’un voisin, longue silhouette fantomatique charriant dans son sillage toute la tristesse du monde. Silence. Un dernier plan nous montre Apu s’effondrant au pied d’un arbre centenaire bordé de racines majestueuses. Le détail botanique a son importance : cette maison familiale était celle de ses ancêtres et sa mère son dernier parent vivant.

L’intelligence sensible et l’épure de la mise en scène de Ray foudroient ici tout autant que la force des sentiments dépeints. « Le monde entier est contenu dans une goutte de rosée », disait Rabindranath Tagore, le maître à penser du cinéaste (le poète fut l’un de ses enseignants). De manière analogue, l’essence de ce monde semble parfois être figurée en un seul plan : un détail (un rond dans l’eau) donne à voir une toile immense (le ciel qui se reflète). On ne s’étonnera d’ailleurs pas que le cercle, symbole par ailleurs du temps, soit un motif géométrique diversement décliné dans La Trilogie d’Apu. Loin d’être clos sur lui-même, il s’agit au contraire d’une figure ouverte qui invite à se projeter au-delà, se présentant par là à la fois comme un point focal (elle centre le regard) et un point de fuite. Le trou dans une couverture laissant apparaître l’œil tout aussi circulaire d’Apu enfant constitue l’exemple le plus marquant : il lui permet d’appréhender le monde et d’en faire l’expérience.

Masculin féminin

Être contemporain, c’est ne jamais cesser d’être présent : tel pourrait être le credo du cinéma de Satyajit Ray. Car La Trilogie d’Apu témoigne d’une audace imperméable au passage du temps. En 1955, Pather Panchali révolutionna les codes traditionnels du cinéma bengali en s’inspirant de préceptes néoréalistes (tournage en plein air, acteurs non professionnels, autofinancement). Pour autant, changement d’époque oblige, c’est davantage aujourd’hui le regard porté sur des hommes fragiles et impuissants qui retient l’attention (et ne manque pas de détonner dans le cadre de l’Inde patriarcale des années 1950). Harihar Roy, le père d’Apu, s’avère par exemple incapable de nourrir sa famille. Brahmane par défaut (il se rêve plutôt écrivain), les quelques roupies qu’il gagne ici et là peinent à sustenter le foyer, l’obligeant à quitter femme et enfants pour trouver un travail plus rémunérateur à Bénarès. De retour les mains remplies de cadeaux, il apprendra malheureusement le décès de sa fille Durga. Le cheminement d’Apu s’avère tout aussi tumultueux et déceptif, sinon plus. Adolescent, il s’émancipe du giron maternel pour aller étudier la littérature à Calcutta mais, absorbé par ses livres et les aléas de sa nouvelle vie de citadin, il délaisse progressivement sa mère esseulée, prisonnière d’un passé toxique. Elle n’y survivra pas. Adulte, il peine encore à s’arracher à la misère et se retrouve, une fois en ménage, contraint de renoncer à ses études pour travailler comme bureaucrate. En proie à la culpabilité après la subite mort en couches de sa femme, il refuse de se soustraire à ses responsabilités paternelles et abandonne son fils à un oncle. Force est de constater ici le décalage patent entre les aspirations des personnages masculins et leurs réalisations. Leur parcours personnel est semé d’embûches, voire d’échecs, qui dévoient la position du chef de famille ou, à tout le moins, remettent en cause leur autorité et volonté de contrôle.

La lecture critique de la masculinité fait toutefois preuve chez Ray de nuances et de contradictions : si elles transgressent les représentations traditionnelles et échappent aux stéréotypes du patriarcat, ces figures entravées en subissent moins les frais qu’elles ne se heurtent à la complexité sociale d’un monde en pleine mutation. Leurs faiblesses et revers avérés ne constituent pas un frein à leur évolution, ni à l’émergence de l’individualisme pointée en creux par le cinéaste. À la fin d’Apur Sansar, Apu succombe à la pression sociale et décide, contrairement à son père, d’abandonner ses aspirations artistiques pour endosser pleinement son rôle paternel. Mais rien ne dit qu’il sacrifiera définitivement son ambition d’écrivain ; de fait, les catastrophes éprouvées ne suffisent pas à stopper complètement son avancée (la trilogie se referme d’ailleurs sur un plan d’Apu marchant face à la caméra en contre-plongée et portant son fils sur ses épaules) et favorisent même in fine un nouveau départ (une reconstruction). Elles imposent, pour grandir (à deux), d’assumer les conséquences d’un destin émaillé de contrariétés et de cruelles déconvenues.

Qu’en est-il des femmes ? Le personnage de Sarbojaya suffit à démentir la possibilité d’une vision binaire qui les verrait jouer le beau rôle face à la veulerie des hommes : regrettant les ambitions de son fils, la mère d’Apu, attachée à son village natal au point de refuser d’en partir, incarne une Inde résolument rétrograde. Ray n’en fait cependant pas la victime d’un ancien monde incapable de s’adapter à la modernité. Il dresse plutôt le portrait d’une femme coupée en deux : sa résignation insidieuse à demeurer chez elle n’empêche pas Apu de vivre sa vie. Son choix s’accorde au bonheur de son fils et ses tourments se parent d’une mélancolie magnifique, que l’on retrouve chez beaucoup de personnages féminins filmés par le cinéaste (cf. l’orpheline du très beau Trois filles, réalisé en 1961, juste après la trilogie). De même, Aparna, jeune femme moderne s’il en est, préfère malgré tout retourner dans sa famille rurale afin d’accoucher au calme, loin du tumulte de la ville, délaissant son mari afin qu’il satisfasse à ses obligations professionnelles. Leurs adieux équivalent à un déchirement : le train qui emporte la jeune femme, symboliquement (re)cadrée par les bords de la fenêtre du wagon, s’enfonce dans la profondeur obscure du plan tandis qu’Apu, tout de blanc vêtu, se dirige sur le quai dans le sens inverse, le visage déjà marqué par la perte. Hommes et femmes font conjointement l’expérience de situations impliquant des contreparties douloureuses. On se souvient alors de Durga chapardant une goyave dans le verger de la voisine. Sa rapine était en réalité commanditée par sa vieille tante acariâtre : en acceptant de lui rendre régulièrement service, la sœur d’Apu couvrait sciemment d’opprobres sa mère, sur qui retombait les conséquences de ses écarts. Le jeu d’enfant valait déjà comme une émancipation : son vol était un envol.

Soutenez Critikat

Critikat est une revue de cinéma associative dont les rédacteurs et rédactrices sont bénévoles.
Si elle est (et restera) entièrement gratuite, sa production a un coût : votre soutien est précieux pour garantir sa pérennité et son développement (site Internet, vidéos, podcasts...).
N'hésitez pas à nous soutenir mensuellement si vous le pouvez !

La Complainte du sentier
La Complainte du sentier
L’Invaincu
L’Invaincu
Le Monde d’Apu
Le Monde d’Apu
J’aurais voulu pouvoir vous les montrer
J’aurais voulu pouvoir vous les montrer
La Complainte du sentier
La Complainte du sentier
La Grande Ville
La Grande Ville
Le Héros
Le Héros
Charulata
Charulata
Le Lâche
Le Lâche
Le Salon de musique
Le Salon de musique
L’Expédition
L’Expédition
Les Joueurs d’échecs
Les Joueurs d’échecs