Est-ce à cause de son nom si particulier et quasiment imprononçable, ou parce qu’il symbolise la promesse d’un cinéma trop « différent », exotique et épuré ? Satyajit Ray fait un peu peur aux cinéphiles. Quant au grand public, c’est à peine s’il voit de qui il s’agit. Les Joueurs d’échecs, petite merveille réalisée en 1977, vient agréablement contredire les frileux : le cinéma de Satyajit Ray n’est ni contemplatif, ni ennuyeux.
Le saviez-vous ? Satyajit Ray, artiste complet (à la fois metteur en scène, scénariste et compositeur de tous ses films), s’est essayé à tous les genres. Le film social (La Trilogie d’Apu), le drame (Le Salon de musique), la comédie de mœurs (Des jours et des nuits dans la forêt) et même la tragi-comédie politique ou le film historique, comme ici, avec ces Joueurs d’échecs.
1854 à Lucknow. Pendant que deux nobles oisifs passent leur temps à jouer aux échecs, négligeant leur vie conjugale, la Compagnie des Indes anglaises ourdit un complot contre le roi de la province, qu’elle entend renverser, en dépit de tous les traités d’amitié qu’elle a signés avec lui. Le roi est considéré comme un faible incapable de gouverner, car il ne s’intéresse qu’à la poésie, à la musique et… aux femmes. Alors que l’armée anglaise se prépare à envahir la province, les deux joueurs d’échecs, eux, se concentrent sur leur propre partie…
La symbolique est tellement évidente que Satyajit Ray la développe lui-même en guise d’introduction, dans une séquence d’animation étonnante et très drôle, dans un esprit monty-pythonesque que l’on ne s’attend pas forcément à voir dans le cinéma du génie bengali. Les deux héros ne sont pas les seuls à jouer aux échecs ; mais dans la partie engagée par les Anglais contre le monarque musulman, le roi est déjà échec et mat avant que la partie n’aie pu commencer. Est-il d’ailleurs seulement roi et non pas simplement un pion que l’on bouge au gré de ses envies et que l’on sacrifie allègrement si cela peut faire emporter la victoire ?
Le sous-texte politique ne se réduit pas à une simple diatribe contre les mauvais colonisateurs. Chez Satyajit Ray, la finesse a toujours raison du manichéisme. Les Anglais et leur avidité de pouvoir ne sont pas plus coupables dans la déchéance de l’empire moghol que la noblesse décadente et le roi irresponsable, moins concerné par la géopolitique que par ses prières quotidiennes et son goût pour les femmes. Mais il y a aussi chez les Anglais des hommes fascinés par la culture indienne au point de s’y immerger totalement, et chez les Indiens des responsables de haut rang inquiets de la perte de leur indépendance…
Les Joueurs d’échecs est une œuvre assez particulière dans la carrière de Ray. Il s’agit d’abord de son seul film historique, tournée non pas en bengali comme toute son œuvre, mais en langue ourdou (langue de la poésie écrite en alphabet arabe, très proche du hindi et utilisée par les musulmans indiens). Le choix des acteurs peut également surprendre pour qui connaît bien l’ancrage profond de Ray dans son État du Bengale et son aversion pour le cinéma commercial hindi : on retrouve en effet les acteurs de Bollywood Sanjeev Kumar (Sholay) dans le rôle principal et Amitabh Bachchan à la narration, et même le Britannique Richard Attenborough…
L’univers cinématographique reste néanmoins le même : mise en scène épurée (voir le magnifique plan d’ouverture où les deux joueurs d’échecs sont plongés dans l’obscurité, de laquelle émerge seulement un simple serviteur), dialogues succincts et rejet total de toute dimension temporelle. Les instants tragiques – comme l’entrevue du colonisateur anglais avec la reine-mère, séparée de son interlocuteur par un mur – s’enchaînent aux scènes purement comiques (les tentatives des deux joueurs pour récupérer un jeu d’échecs après le vol de leurs pièces) sans rupture de rythme, comme si les uns menait inévitablement aux autres.
Comme toujours chez Carlotta Films (éditeur de nombreux films Bollywood, qui, depuis deux mois, et la sortie en salles de Chokher Bali, étend avec clairvoyance son travail au cinéma d’auteur indien), le DVD est d’une qualité remarquable. Magnifiquement restauré, le film est très agréable à voir. Agrémenté d’un deuxième DVD comportant un long documentaire de Shyam Benegal (140 min), compatriote de Ray et extraordinaire cinéaste lui-même, Les Joueurs d’échecs est une œuvre indispensable dans toute DVDthèque de cinéphile. En attendant impatiemment d’autres chefs d’œuvre.