Réalisé à la suite de Charulata, Le Lâche met en scène le même couple d’acteurs et raconte à nouveau une histoire d’amour empêché. Mais celle d’Amit, le scénariste rongé par le remords, et de Karuna, qui méprise son amant de jeunesse, n’a guère convaincu la critique lors de sa sortie – pas plus que les exégètes d’aujourd’hui, qui ne voient dans cette œuvre « mineure » qu’une « vulgarisation des personnages et du cadre » du chef d’œuvre qui précède. S’il s’agit bien d’une œuvre brève (un peu plus d’une heure), le plus souvent associée à un moyen-métrage burlesque d’une durée identique (Le Saint), Le Lâche est pourtant un film singulier dans l’œuvre de Satyajit Ray. Cette étude des mœurs des « gentlemen farmers » indiens en 1960, loin de l’humanisme auquel le cinéaste nous a habitués, brille en quelque sorte par sa noirceur. Le voyage orphique de cet homme de cinéma au pays des amours mortes, cruelle expérience de séparation, mérite donc d’être vu pour ce qu’il est : un film sombre et réaliste.
Ne te retourne pas
On est frappé d’emblée, dans les premières scènes nocturnes rythmées par un jazz mélancolique très américain, par la moiteur et la trivialité d’un décor (une station service) manifestement emprunté au film noir. L’heure n’est plus à l’escarpolette, à la calligraphie ni à la contemplation : l’Inde est moderne, ses transports ne sont plus amoureux mais ferroviaires ou automobiles. Or toute moderne qu’elle est l’Inde est à l’arrêt : alors qu’il voyage dans une province reculée pour rendre visite à son beau-frère médecin, Amit, un scénariste de Calcutta, tombe en panne de voiture en rase campagne. Il accepte l’hospitalité que lui offre un planteur de thé qui se cherche « de la compagnie », et invite le citadin à passer la nuit dans sa villa, où l’attend sa femme. Et qui sait quelle matière inédite le scénariste pourra rapporter de cette incursion imprévue dans l’Inde profonde… ? Pourtant nul drame n’attend Amit, sinon celui d’un passé qui ressurgit brutalement alors qu’il pénètre dans la villa de l’exploitant : Karuna, la femme qu’il a aimée et qu’il a abandonnée à son sort quelques années plus tôt, est devenue l’épouse résignée et ombrageuse de son hôte.
Le mépris
Nul drame en effet dans cette relation triangulaire et momentanée qui renouvelle celle de Charulata, et reprend en quelque sorte le récit là où le film précédent l’avait laissé – mais le « climax », entre réalisme et fatum, évoque plutôt Le facteur sonne toujours deux fois. Ni passion torride ni meurtre toutefois dans Le Lâche : l’amour ne sonnera pas deux fois pour ce personnage faible, narcissique (il veut qu’on l’aime encore) et puéril (« pardonne moi mes erreurs »). Le Lâche est une sorte de revers sombre du lumineux Charulata, où le personnage de l’épouse présente des similitudes évidentes avec la grande héroïne de l’ennui conjugal et de la volupté déçue, Emma Bovary (mais que va-t-elle faire de ces somnifères… ?). À travers son portrait et celui de son époux médiocre, hilare et alcoolique, Satyajit Ray transmet aussi une vision pessimiste du chemin parcouru par la société indienne depuis les promesses de la « révolution bengalie », celle qui formait l’arrière-fond intellectuel plein d’espoirs de Charulata. Le Lâche actualise les conflits à la fois intimes (ceux des amants séparés par le temps) et collectifs (Calcutta qui a fait le choix de la modernité, contre la campagne conservatrice) de Charulata, mais cette « actualisation » est un échec : le poète de Charulata, devenu scénariste, travaille « seulement pour l’argent » ; figure ironique du cinéaste, il ne parvient plus à donner vie au passé. Quant à l’épouse, celle qui publiait sa poésie en 1860 dans Charulata, toute « artiste » qu’elle est un siècle plus tard, elle n’a gagné aucune autonomie dans l’Inde contemporaine, où ses études à la faculté des arts l’ont conduite à la solitude d’un mariage raté.
Le Lâche « vulgarise » en effet les décors et les personnages de Charulata en même temps que le film actualise leur situation sociale et sentimentale : incarnés par les mêmes acteurs dans cette autre « sérénade à trois » sans joie, les amants se perdent dans les espoirs menteurs d’une « deuxième chance », dans des sommeils artificiels plus menaçants que libérateurs et dans des querelles infructueuses entre Inde moderne et Inde éternelle… où cela les mènera-t-il ?