« Un luxe authentique exige le mépris achevé des richesses, la sombre indifférence de qui refuse le travail et fait de sa vie, d’une part une splendeur infiniment ruinée, d’autre part une insulte silencieuse au mensonge laborieux des riches. »
Georges Bataille, La Part maudite, 1967
Un lustre illuminé au fond de l’obscurité s’avance doucement vers l’écran sur un son diffus de cithare. C’est la première image du film, inquiétante et mystérieuse, mais aussi la dernière. Entre les deux, Le Salon de musique, quatrième long-métrage du réalisateur bengali Satyajit Ray adapté d’un roman de Tarashankar Bandopadhyay, s’y déroule sans discorder avec le ton donné par cette entrée en matière. Quand l’image resurgit pour clôturer le film, elle demeure mystérieuse mais, chargée de la tension de ce récit étrange et fascinant, elle a acquis un sens. C’est ainsi que fonctionne le cinéma de Ray, oscillant entre des histoires très concrètes, profondément ancrées dans une réalité sociale, culturelle et historique, et l’abstraction des motifs symboliques qui confèrent aux films une dimension métaphysique et poétique inattendue et soudaine. C’est ce qui rend envoûtante et touchante, bien au-delà de la tragédie, la longue et lente déchéance de Huzur Biswambhar Roy, aristocrate zamindar du début du 20ème siècle, passionné, c’est le moins qu’on puisse dire, de musique traditionnelle indienne. Son palais, autrefois somptueux, tombe en ruine mais le salon spécialement dédié aux récitals est toujours éclatant et impeccablement entretenu. Les plus grands artistes s’y produisent lors de réceptions mondaines très coûteuses. Roy est un seigneur qui touche, naturellement, ses rentes terriennes mais méprise les affaires, se soucie peu des économies et estime que l’argent et le richesse sont faits pour être dépensés. C’est ce qui le distingue fondamentalement de son voisin Ganguly, un fils d’usurier pour lequel il n’a que très peu de considération.
Les classes luttent aussi en haut. Pas sur fond de confrontation physique et de préceptes révolutionnaires mais, comme dans toute passation de pouvoir, sous forme d’aliénation. Il ne peut y avoir qu’un seul maître : l’aristocratie, qui est une classe régie par des principes et un devoir moral et social – d’où sa chute – ou la bourgeoisie, par définition une classe sans principe, sans moral – d’où son écrasante victoire – qui n’est soumise qu’aux signes vides, à l’apparence, qui ne peut que singer l’aristocratie. Ganguly, dont l’ascension a été fulgurante, va alors lui aussi organiser des concerts chez lui sans en avoir la passion mais en y mettant les moyens, qui font par ailleurs de plus en plus défaut à Roy. Mais, tout passionné de musique qu’il est, celui-ci refuse de se rendre aux récitals de Ganguly qui le convie en vain. Roy interdit à Ganguly l’accès à la haute société. « Le luxe détermine encore le rang de celui qui l’étale, dit encore Bataille, et il n’est pas de rang élevé qui n’exige un apparat. » Ce qui, d’une certaine manière, est aussi valable pour Roy, si ce n’est qu’il ne s’agit pas pour lui d’une finalité. C’est pourquoi, lors de l’époustouflant numéro de danse kathak qu’organise Roy dans son salon à la fin du film, et qui le ruine littéralement, il empêche Ganguly de faire le premier don à la danseuse, ce qui ne serait pour lui qu’un signe social de plus, sans réelle valeur. Roy, souverainement, offre une bourse pleine des dernières pièces d’or qui lui restent, et sacrifie ainsi tout à la grâce, ultime geste pour honorer son rang. C’est en allant ainsi à l’encontre de la logique bourgeoise que Roy terrasse définitivement Ganguly, lui montrant jusqu’où sa condition d’aristocrate lui permet d’aller, là où aucun usurier ne pourra jamais le suivre. Il lui indique que, s’il est dorénavant le maître, il ne sera jamais noble pour autant : les récitals ne sont pas une question de prestige social, mais un dévouement inconditionné à l’art. Il ne suffit pas de jouir de sa beauté (tellement saisissante que même Ganguly est touché : il a le droit au même travelling avant que Roy pendant qu’ils regardent le spectacle), mais d’être capable d’évaluer ce que cette jouissance coûte.
Mais l’aristocrate est par essence pathétique. Roy est peut-être aussi l’artisan de sa chute, par la passivité, l’oisiveté et, ce qui est plus troublant, par le désir qui sont le propre de ce que Bataille appelle « la nature explosive » de l’homme de haut rang. Il a demandé à ce que sa femme et son fils reviennent expressément d’un voyage pour une fête qu’il organise, les contraignant à prendre un bateau un soir de tempête. Ils se noieront. Roy est dévasté mais, lors d’une scène où il a de funestes prémonitions pendant un chant, l’étrangeté de l’atmosphère du film, la force d’abstraction de l’esthétique de Satyajit Ray n’excluent pas qu’il pourrait s’agir là d’un souhait inconscient. Car l’aristocratie est vouée à la déchéance, sa domination n’est là que pour amorcer sa chute. Ce n’est que dans sa perte, que face à la mort, qu’elle pourra, enfin, faire valoir la noblesse qu’on lui attribue. Autrement, elle est condamnée à la morgue hautaine et à la suffisance morbide qui caractérisent les classes dominantes. Roy ne fait pas grand-chose de ses journées, posé à la terrasse de son palais vétuste, fumant son narguilé et buvant du sirop concocté par son serviteur, il contemple le triste spectacle de sa décrépitude. Seule la musique anime quelque chose en lui, et elle seule peut lui permettre d’agir avec noblesse, c’est-à-dire comme quelqu’un qui tient ses positions, qui ne cède rien sur ses principes, qui vit par et pour eux, quitte à ce qu’ils le mènent à sa perte. C’est, en somme, la seule façon décente de vivre. La seule façon digne de mourir.