Un homme termine sa toilette et s’habille. Il faudra plusieurs minutes avant qu’il ne nous découvre son visage ; en attendant, dans ce cadre serré qui ne livre que sa silhouette élégante, sa voix autoritaire et la gestuelle sûre de l’homme attentif à son apparence, on apprend qu’il est un voyageur exigeant et contrarié, qui sait donner des ordres, et n’est guère impressionné par ce « prix national » pour lequel il se décide finalement à prendre le train pour Delhi. Enfin son visage apparaît : comme dans Charulata, sorti deux ans plus tôt, Le Héros commence par un effet de loupe où ce qui révèle le personnage n’est pas son visage, mais ce qui l’entoure. Ainsi le « héros » moderne est-il lui aussi défini par ses attributs : le rasoir électrique, le miroir, la chemise au pli impeccable, la paire de chaussettes… attributs triviaux, d’un autre clinquant que ceux des dieux statufiés de l’Inde traditionnelle, attributs modernes d’une divinité de magazine. Pourtant ce personnage d’acteur célèbre et populaire (à l’image du cinéaste qui est derrière la caméra), est, une fois dépassée la peinture de son narcissisme et de sa fatuité, un des personnages les plus attachants du cinéma de Satyajit Ray. Double en négatif du cinéaste, ce héros d’aujourd’hui devra composer avec le passé – celui d’une carrière consacrée à l’art, théâtral puis cinématographique, qu’il va revisiter aux détours de ses rêves et de ses souvenirs – et avec un présent collectif dont il est un « héros ». Malgré lui ?
«J’ai plus de souvenirs…»
Tout a mal commencé pour Arindam Mukherjee. L’acteur n’a pas choisi ce voyage en train, où il est forcé de se mêler à une foule vulgaire : un homme d’affaires mauvais coucheur, un publicitaire adipeux, prêt à vendre sa femme pour signer un contrat juteux, un vieillard d’un autre âge… Il ne choisira pas davantage le voyage intérieur où le conduira bientôt, avec douceur et détermination, la rédactrice d’une revue féminine qui ne s’en laisse pas conter derrière la grosse monture de ses lunettes (l’objet fétiche du cinéma de Satyajit Ray). Cette jeune femme timide et hardie, c’est un peu Charulata qui traverse les âges : signe que l’Inde « avance » envers et contre tout, la poétesse d’hier a désormais la revue dont la belle Charulata rêvait un siècle plus tôt. Et c’est elle qui va amener ce « héros » du cinéma populaire à faire un tour involontaire dans ses souvenirs, à grands renforts de flash-back – tantôt cocasses (le jeu ridiculement outré d’une vieille star du cinéma bengali, qui se moque des manières « hollywoodiennes » de son jeune partenaire), tantôt cruels (le même des années plus tard, suppliant le jeune premier de lui trouver un rôle qui ferait rebondir sa carrière).
Cette introspection d’un acteur de cinéma (interprété par une authentique vedette du cinéma bengali) n’est pas seulement le film où l’« auteur » Satyajit Ray, l’artiste consacré sur la scène internationale, parle d’un art jugé « commercial » et « pas assez réaliste » dans un pays dévoré par l’appât du gain et par une relation mimétique avec l’Occident (cette dernière déjà présente dans Charulata et dans Le Lâche). Au-delà des nombreux procédés dont abuse Satyajit Ray dans Le Héros (flash-back, digression en forme de rêve, personnages « à clé », sans parler de celui, éminemment cinématographique, du huis-clos ferroviaire), le cinéaste dessine l’(auto)portrait complexe, à la fois indulgent et sans complaisance, d’un artiste et d’un homme public dans un pays divisé – entre le respect dû à la tradition et les contraintes du progrès et de la modernité, entre les exigences de l’art et celles du marché, entre des terres « bengali » et « hindi » séparées par 24 heures de train… Mais la matière de ses tourments reste existentielle, toujours ancrée au réel, jusque dans une séquence onirique assez démonstrative : le « héros » de Satyajit Ray est en cela plus proche du Isak Borg des Fraises sauvages, habité par la culpabilité et les regrets, que du cinéaste de Huit et demi et de la litanie chatoyante de ses fantasmes. À travers ce portrait, le cinéaste pose une question de morale à la fois intime et artistique : comment justifier les reniements, les ruptures, les renoncements qui m’ont conduit à ce que je suis ? Et, pour parler le langage de notre époque, de quoi cet acteur de cinéma dans l’Inde postcoloniale, affairiste et fascinée par l’Occident, est-il le nom ?
Interstices
Le Héros est, avec Charulata, le plus passionnant des films que Satyajit Ray a tournés avec le producteur R.D. Bansal, dont une deuxième série (après Charulata, Le Lâche et Le Dieu éléphant en avril) ressort cet automne dans de belles copies aux noirs chromatiques. Le film n’a pas reçu les faveurs du public à sa sortie en 1966 (ni celles des exégètes de l’œuvre de Satyajit Ray depuis). Occulté par le chef d’œuvre qui précède (Charulata est sorti en 1964), Le Héros rassemble pourtant en un même récit plusieurs questionnements esthétiques et sociaux de l’Inde moderne, comme Charulata. Il le fait avec la fluidité dans l’écriture et l’extrême sensibilité du regard qui caractérisent le meilleur de Satyajit Ray. Le film existe aussi, au-delà de la quête introspective qui place le personnage au centre d’un microcosme indien réuni le temps d’un voyage entre Calcutta et Delhi, dans ses nombreux interstices : les chassés croisés fugaces et muets dans les couloirs de train, où Satyajit Ray laisse s’exprimer sa curiosité passionnée pour les visages, ou encore ces personnages quasi muets qui surgissent discrètement dans des plans séquences sophistiqués. Ce « héros » moderne illustre à sa façon la dualité qui fonde une bonne part du cinéma de Satyajit Ray, entre défense du réalisme esthétique et pure contemplation du monde : il rappelle aussi que tous deux sont un humanisme pour l’auteur de Pather Panchali.