L’un des premiers films de Vittorio De Sica, Les enfants nous regardent dissèque la chute d’un couple à travers les yeux d’un petit garçon. Âpre et désespéré, le film est l’œuvre d’un réalisateur alors immensément populaire (en tant que comédien), pourtant bien décidé à montrer une Italie peu recommandable et paradoxalement adorée. Sous les accents mélos se cache une œuvre fondatrice, où les balbutiements du néo-réalisme se font entendre dans un drame faussement classique, d’une créativité rare pour l’époque.
Requiem pour l’Italie
La carrière de Vittorio De Sica cinéaste pourrait bien avoir commencé là, en 1942, avec ce petit film resté dans les tiroirs quelques années et sorti finalement dans les salles deux ans plus tard. Les enfants nous regardent, petite merveille méconnue dans la filmographie de son auteur, est une étape importante pour le réalisateur. Très populaire à l’époque en tant que comédien, De Sica fait ses premiers pas derrière la caméra avec des films calibrés pour le public : comédies, film en costumes… Les enfants nous regardent est son cinquième long métrage et la rupture de style et de ton impressionne d’autant plus qu’au moment où De Sica tourne le film, l’Italie connaît ses heures les plus sombres. La rigueur morale érigée en principe par le régime fasciste ne s’accorde guère avec le ton délibérément moderne du scénario, mélodramatique jusqu’à l’outrance mais à l’issue si désespérée qu’elle apparaît comme un châtiment pour tous les personnages. Quelle est cette Italie populaire filmée par De Sica ? Un bloc de frustrations et de rancœurs, de jalousies et d’égoïsme, dont la principale victime est l’innocence même : un enfant de 7 ans, métaphore probable de la jeune génération italienne de l’époque.
Adapté d’un roman de Cesare Giulio Viola par De Sica et Cesare Zavattini, qui deviendra par la suite son co-auteur attitré, du Voleur de bicyclette à L’Or de Naples, Les enfants nous regardent raconte l’histoire terriblement banale d’un couple en crise. Nina a un amant, pour lequel elle décide un beau jour de tout quitter, mari et enfant. Devant le désespoir de son jeune fils, Nina revient et la famille part pour des vacances au bord de la mer, où tout semble à nouveau possible. Las, le passé et le désir rattrapent la jeune femme… Témoin impuissant de ce drame ordinaire, le petit Prico en sera la victime collatérale, au destin avorté. Les accents mélodramatiques du film, propices aux effets les plus dégoulinants, sont étouffés par une mise en scène austère dans laquelle se devinent les prémices du mouvement néo-réaliste, dont De Sica sera par la suite l’un des plus illustres représentants. Ce qui n’empêche pas le réalisateur de signer quelques scènes étonnantes, entre rêve et cauchemar, où l’horreur du quotidien, vécue par un enfant qui ne peut pas la verbaliser, ne peut s’exprimer que par le truchement d’une métaphore visuelle, tel ce reflet fantomatique et anxiogène de Prico dans la vitre d’un train. Pour le reste, tout le film transpire le désir de se frotter à la représentation de l’Italie des vraies gens, montrées sous leur jour le moins flatteur, souvent le plus abject. L’égoïsme de la mère, la lâcheté du père, la violence de l’amant, la dureté de la grand-mère, la curiosité malsaine des voisines : c’est toute une Rome populaire et sacrifiée sur l’autel des convenances bourgeoises de l’époque qui est montrée avec un étonnant mélange d’âpreté et de douceur. De Sica, malgré tout, aime ses personnages ; leur monstruosité, si humaine, n’est que le reflet des temps dans lesquels ils vivent.
Enfance cruelle
À bien des égards, Les enfants nous regardent est un film bouleversant : épousant de bout en bout le regard d’un enfant qui tente, avec ses propres moyens, d’éviter la catastrophe qui s’annonce, De Sica se garde bien de toute mièvrerie, réussissant à préserver jusqu’à la dernière scène l’innocence de Prico. La cruauté de la dernière scène n’en est que plus insupportable : abandonné de tous, l’enfant choisira finalement de tourner le dos à celle qui est la cause à ses yeux du naufrage de sa famille, et embrassera à défaut le destin de pacotille qu’on lui a réservé. Le jeune Luciano De Ambrosis, avec son regard tour à tour interrogateur et désespéré, incarne à merveille la colère et la résignation, d’autant plus intolérables qu’elles prennent corps dans les yeux d’un petit garçon. L’hypocrisie de la société italienne entière aura eu raison de ce petit bout d’individu : le message est on ne peut plus clair, l’heure était alors au pessimisme et à la morosité. Pourtant subsiste un espoir, celui d’une rébellion, d’un refus : tout au long du film, Prico est un combattant qui n’accepte pas et décide au détour d’une scène, mi-suicidaire, mi-inconscient, de tracer sa route le long d’une voie ferrée. Peu importe si le train arrive, peu importe si cela fait mal : Prico regardera jusqu’à la dernière seconde la peur en face. La foi de De Sica en l’avenir de son pays n’était peut-être pas totalement éteinte.