Si un mal menace le révolutionnaire, c’est bien celui de devenir une institution. En se faisant fort d’exposer, entre conférences et ouvrages (dès le premier : No Logo), les turpitudes du néolibéralisme triomphant, la journaliste canadienne Naomi Klein s’est imposée en référence du discours altermondialiste. Si ses thèses peuvent contenir une saine remise en question, celle-ci n’est toutefois pas vraiment servie par ce documentaire à la démarche tout sauf contestataire qui, en suivant l’auteur dans son marathon et en illustrant sommairement son propos, ne fait qu’en neutraliser la portée.
Le terme « shock doctrine » employé par Naomi Klein dans l’ouvrage portant ce titre – et adapté dans ce film – touche à la façon peu déontologique dont, selon elle, les théories libérales émises par l’économiste Milton Friedman dans les années 1950-60 ont été appliquées à grande échelle de par le monde jusqu’à nos jours. L’hypothèse est la suivante : les grandes crises nationales (économiques, politiques, militaires, voire naturelles) sont les moments idéaux pour faire passer des mesures de libéralisation économique autrement impopulaires. Et l’auteur de citer à l’appui coups d’État, crises financières, guerres et attentats du 11-Septembre, auxquels s’en serait presque immédiatement suivie l’application de tels programmes. N’ayant pas lu l’ouvrage proprement dit, il serait délicat d’en critiquer de front le contenu. On ne peut que travailler sur l’illustration documentée et fidèle que lui offrent deux réalisateurs habitués à sauter sur l’actualité pour en faire du cinéma de bonne conscience facile, basée sur un constat digne des infos du 20 heures et une dramatisation simpliste : les Britanniques Michael Winterbottom (présent depuis quelques années sur ce terrain, avec Welcome to Sarajevo et In This World) et Mat Whitecross (coauteur avec le précédent de The Road to Guantánamo).
« Constats compatissants de niveau primaire »
Le film suit avec application le plan du livre qu’il illustre abondamment, empilant les images d’archives commentées avec une neutralité de journaliste de la BBC, insérant ici et là des interventions de Klein en conférence pour injecter un peu de prêche dénonciateur dans le cours d’histoire. On démarre avec des expériences psychiatriques moralement douteuses menées dans les années 1950-60 (« shock treatment », expression annonçant une analogie discutable), on enchaîne avec les techniques de torture de la CIA, le coup d’État de Pinochet en 1973, la guerre des Malouines, la crise financière asiatique de 1997, la guerre en cours en Irak… Chaque événement est dramatisé juste comme il faut par le montage et la musique – avec un usage régulier du thème musical du film Fargo, pour le ton tragique – et nous rappelle à quel point ce qui s’est passé au Chili est horrible, que Margaret Thatcher est décidément un sinistre personnage, comment le 11-Septembre a été récupéré par ce rapace de George W. Bush et ses amis. L’horizon de la pensée politique de Winterbottom et Whitecross se limite strictement à ces constats compatissants de niveau primaire, dont l’engagement de surface ne se manifeste que par l’appel aux bons sentiments du public, et auxquels s’ajoute l’accréditation par absence de recul des parallèles les plus discutables dressés par les thèses de Klein : ainsi l’analogie sommaire – et expédiée comme une évidence accessible à tous – entre excès du shock treatment psychiatrique, shock treatment de la torture et applications de la shock doctrine.
De mise en perspective du propos de Klein, aucune trace dans ce documentaire qui n’en a que le nom, n’offrant qu’un regard préfabriqué sur le passé et le présent. Le capitalisme est-il le Grand Satan responsable de toutes les horreurs du monde contemporain – totalitarismes, guerres, asservissement des moins favorisés du monde ? Retranchés derrière l’autorité et l’abondance de matière du livre qui dénonce, confinés dans leur affectation de neutralité télévisuelle, les réalisateurs ne s’engagent même pas à une telle réponse (curieux, lorsqu’on prétend suivre une démarche engagée) : ils s’en contentent, parce qu’être dans le camp de la bonne conscience qui pointe du doigt de loin, c’est finalement assez confortable. Et leur empilement d’archives voué à l’apitoiement facile – leur « stratégie du choc » à eux – ne fait que brasser du vent sur le compte des sévices infligés au monde.