Commençons par reconnaître une fois de plus au cinéma anglo-saxon sa capacité à s’emparer des événements majeurs de l’actualité récente pour en faire la matière de ses films. Indépendants ou studios, les traitements et les financements sont différents mais le constat est là : alors que le cinéma français commence tout juste à s’intéresser à la guerre d’Algérie, rappelons que trois ans après la fin de la guerre du Viêt-Nam sortait Apocalypse Now, de Francis Ford Coppola… Entre la volonté des producteurs de capitaliser sur un trauma commun largement relayé par les médias, et le réflexe de cinéastes convaincus que leur caméra peut proposer, au-delà du documentaire, un point de vue et des pistes de réflexion sur l’actualité la plus brûlante, il y a un courage – parfois inconscient – que l’industrie cinématographique française se garde bien d’imiter.
Un cœur invaincu est l’exemple parfait des forces, autant que des limites, de la réactivité d’Hollywood face aux grandes tragédies de notre temps. Au départ, un événement connu de tous : le 23 janvier 2002, le journaliste américain Daniel Pearl, correspondant du Wall Street Journal pour l’Asie du Sud-Est, est assassiné par les extrémistes pakistanais qui l’avaient enlevé quelques jours auparavant. La cruauté du procédé (le meurtre de Pearl par décapitation a été filmé et les images, heureusement jamais diffusées, ont fait le tour des rédactions du monde entier) a marqué les esprits, tout autant que la surmédiatisation de l’épouse de la victime, Mariane Pearl, enceinte au moment du drame (et dont le récit autobiographique a servi de base au scénario d’Un cœur invaincu). Le monde entier s’émeut de l’affaire et de la personnalité attachante et emblématique, tendance mère-courage, de Mariane Pearl. Très vite, Brad Pitt souhaite adapter l’histoire au cinéma, avec son épouse de l’époque, Jennifer Aniston, dans le rôle de Marianne. Les amours changent, les projets restent, et c’est finalement – et fort heureusement – Angelina Jolie qui hérite de ce rôle oscarisable en diable, devant la caméra d’un Michael Winterbottom qui trouve là une parfaite occasion pour faire connaître son cinéma engagé, proche du documentaire et souvent polémique (Welcome to Sarajevo, In This World, The Road to Guantanamo).
Au départ, donc, le destin tragique d’un journaliste américain charismatique, sauvagement assassiné au lendemain des attentats du 11-Septembre, dans une contrée trop lointaine et trop sauvage aux yeux d’une Amérique traumatisée, pour laquelle le visage de Pearl est celui de tous les inconnus morts dans les tours. Et sa femme, veuve admirable, Madone qui porte en son sein le triomphe de la vie sur la barbarie. À l’arrivée, Brad Pitt et Angelina Jolie, stars irréelles spécialisées dans les actions humanitaires spectaculaires, respectables silhouettes ondulant sur le tapis rouge cannois aux côtés de la vraie Mariane Pearl. Entre les deux, une sorte de condensé de l’essence même de la culture nord-américaine, de ses valeurs et de ses contradictions, tellement criante qu’elle se passerait presque de commentaire.
On en oublierait presque le cinéma. Un cœur invaincu est un film, Winterbottom ne cesse de nous le rappeler : sa caméra bouge tout le temps, le montage est nerveux, puisque les personnages sont toujours en mouvement et courent après le temps. L’illustration du fond par la forme peut sembler maladroite, mais le style Winterbottom a le mérite d’éviter radicalement toute « glamourisation » de son sujet, erreur fatale et impardonnable qui aurait ruiné toute la crédibilité de l’entreprise. On lui en saura gré car, malgré tous ses efforts de désacralisation, confier à sainte Angelina le rôle d’une autre icône, bien réelle, est un pari un peu fou, d’ordinaire contraire à l’ambition du cinéaste. Le problème n’est pas tant de l’ordre de l’interprétation : Angelina Jolie est une actrice bluffante, très investie, dont la méthode et les qualités de jeu n’ont rien à envier à une Meryl Streep. Le problème est ici tout autre : sa plastique reconnaissable entre toutes, cette beauté quasi inhumaine qui ont contribué à sa renommée ne trompent jamais sur l’identité de celle que nous voyons à l’écran. Il ne s’agit pas de Mariane Pearl incarnée par une actrice qui s’efface derrière son rôle, mais bel et bien d’Angelina Jolie, bouleversante, émouvante, ravissante, dans le rôle d’Angelina Jolie qui joue Mariane Pearl.
Puisque la star est de chaque plan, difficile de s’échapper de cette reconstitution bancale où le souci de crédibilité transpire de la pellicule. Michael Winterbottom évite pourtant avec succès les excès de dramatisation : Un cœur invaincu est un drame sec, une enquête dans la veine des thrillers politiques des années 1970, où le souci du détail, de la retransmission exacte de faits vérifiés tend plutôt vers le documentaire le plus austère. C’est également ce qui donne au film son aspect schizophrène : une volonté presque radicale d’éviter le sensationnel, de coller au plus près d’un point de vue journalistique, et donner au rôle central, à ce fil conducteur qui apporte au récit sa chair, son humanité, les traits de la comédienne la plus virtuelle qui soit. Dans une scène, pourtant, Winterbottom réussit un petit miracle. Quand Mariane apprend le décès de son mari, c’est toujours Angelina et sa perruque impeccable que l’on voit, au centre du cadre. Pourtant, le râle interminable qui semble sortir de ses entrailles, on ne sait plus bien à qui il appartient. La scène dérange, sans tomber dans le voyeurisme abject que l’on redoutait. L’actrice vacille, son regard semble se perdre, elle-même a l’air de se demander ce qui est en train de se passer. Pendant quelques secondes, Mariane Pearl, sa douleur, mais aussi celle de deux cultures qui ne se comprennent pas, celle d’un monde qui sombre, tout cela est palpable, enfin. Un petit peu trop tard, mais c’est toujours ça de pris.