Michael Winterbottom a filmé la noirceur anglaise, qu’elle soit contemporaine dans Butterfly Kiss ou historique dans l’adaptation de Jude the Obscure : le réalisateur éclectique et son ancien monteur suivent à présent le parcours chaotique de trois adolescents sans science ni conscience pris dans le tourbillon de la folie humaine. Ruhel, Asif, Shafiq et Monir partent au Pakistan pour un mariage. L’intervention américaine commence alors en Afghanistan : décidant d’aller aider la population locale, trois d’entre eux sont arrêtés dans un village par les Américains comme partisans des talibans et d’Oussama Ben Laden. Ils seront enfermés à Guantánamo durant deux longues années. Évitant toute mise en scène clinquante ou racoleuse à la Michael Moore, Winterbottom et Whitecross dressent le portrait de ces trois victimes sans misérabilisme et instruisent de la véritable horreur qu’est cet État de non-droit total qu’est Guantánamo.
On pense immédiatement au Procès de Kafka : les trois jeunes hommes sortent de leur banlieue anglaise, ne connaissent rien de la vie, ne sont ni politisés ni particulièrement pratiquants. Accusés à tort d’appartenir à al-Qaida, ils ne connaissent ni les raisons de leur arrestation ni les véritables charges que les Américains ont contre eux. Ce qui résume leur défense possible au néant. Ils sont juste inconscients du monde qui les entoure et du danger réel qu’il contient lors de leur arrivée en Afghanistan. The Road to Guantánamo est évidemment un film politique. Mais il est tout d’abord présenté comme un parcours initiatique, un passage (bien cruel, certes) de l’innocence à l’âge adulte, de l’escapade à la réalité géopolitique.
L’image est tremblante dans les prémices du film, et très proche de son sujet : sans racolage aucun, on suit les trois enfants dans leur aventure. Le montage est sec, émotionnel : il va à l’essentiel qu’est le récit de faits réels, sans fioritures dramatiques ou esthétiques qui auraient sans doute plombé le projet. Le talent du film est de réussir à projeter le spectateur dans un monde qu’il croit connaître par les médias ou les documentaires existant sur le sujet : on sait ce qu’il s’y passe dans l’absolu. Mais imagine-t-on la portée de chaque geste à Guantánamo ? Car il s’agit de la brutalité inhumaine, et tout autant de la négation de l’autre humainement, culturellement et moralement qui est en jeu. Plus dure sera la chute.
Les acteurs réels de cette histoire d’incompréhension et d’ignorance ont raconté leur périple à Michael Winterbottom : entre témoignages et montages de discours lénifiants de Bush et de secrétaires d’État américains, le réalisateur a reconstitué Guantánamo, dans un souci extrême de réalisme. On entre dans la prison comme dans un cauchemar : à mille lieues des bombardements, l’atmosphère est on ne peut plus belliqueuse. La parole n’est que hurlement et le geste pouvoir. Transparaît chez les « bourreaux » la volonté d’humiliation et de violence beaucoup plus que celle de justice, ou même de vengeance. À peine arrêtés, les trois personnages sont rasés ; on les cagoule, on les numérote. Les garde-chiourmes urinent sur le Coran. On les déshumanise en ritualisant toute leur journée : ils sont d’ailleurs considérés comme « la propriété des Marines américains ». L’interrogatoire, le chantage, puis les privations alimentaires, puis l’appel général des « numéros ». En guise de pression psychologique, on les enferme dans des caves, sans eau ni lumière, où une musique assourdissante est destinée à leur faire avouer tout ce qu’ils n’ont visiblement pas commis. Les bêtes sont les soldats, répétant mécaniquement et obsessionnellement une violence qui n’a rien de raisonnée. L’enfer de Guantánamo en rappelle un autre, malgré toutes les différences que les camps de concentration et ce camp-là comportent. Mais l’inscription sur la façade de Guantánamo « Combattre pour la liberté » en rappelle également une autre.
Le second versant de cette implacable démonstration politique est l’extérieur : ils sont bien silencieux, ces pays qui ont signé la convention de Genève. Les protagonistes ont tous des alibis puisqu’ils travaillaient en Angleterre à l’époque de la réunion filmée où Ben Laden harangue une foule dans laquelle l’état-major croit les reconnaître. Pourtant, on leur envoie des avocats anglais qui tentent eux aussi de les faire avouer. La demande des familles, car aucune nouvelle ne sort de Guantánamo, restera pendant deux ans lettre morte. Guantánamo est donc bien une zone de non-droit, de vide juridique (les prisonniers sont jugés par des cours martiales et non par des jurys populaires) où toute législation, nationale ou internationale, est caduque.
On retrouve ici ce que Hannah Arendt appelait la « banalité du mal », celle qui obéit froidement aux ordres, à une institution bien huilée, à une machine d’État. On pâlit de l’existence même d’un lieu comme Guantánamo, mais également du silence qui l’entoure. Toutes les ONG du monde ne remplaceront jamais une chose pour l’instant inexistante, sur Guantánamo comme sur d’autres conflits : le courage des dirigeants occidentaux de préférer la moralité à la realpolitik.