Disposant d’une distribution aussi frêle qu’un chevreau nouveau-né, Le Quattro Volte de Michelangelo Frammartino risque malheureusement de passer assez inaperçu en cette fin 2010. On tient pourtant là l’un des plus beaux films de l’année, une sorte de réplique – au sens sismique, pas d’une imitation – calabraise du justement palmé Oncle Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul.
Syndrome Pénélope
Concernant notre relation au cinéma italien, on est un peu tous des Pénélope. On scrute l’horizon en attendant d’éventuelles nouvelles, rares, encore moins souvent bonnes. En 2010, le meilleur est venu de la marge, notamment du port de Gênes devenu une sorte d’Ithaque contemporaine dans La Bocca del Lupo, aussi d’Orizzonti et de sections parallèles à la 67e Mostra de Venise : El Sicario de Gianfranco Rosi – tourné à la frontière entre Mexique et États-Unis – et Sorelle Mai de Marco Bellocchio. Cette année se termine presque logiquement par cet excellent Le Quattro Volte, tourné dans les marginales et rudes terres de Calabre. Autant de films « minoritaires », presque flibustiers, même en ce qui concerne Bellocchio, composant une œuvre superbe au budget dérisoire (100~000 euros). De là à penser qu’il faut se cacher pour créer sans être atteint des boueuses eaux berlusconiennes, il n’y a qu’un pas que l’on se risquera à franchir. Si Pénélope veut bien se tourner vers 2011, elle voit se dresser à l’horizon le cardinal Moretti et son Habemus Papam, attendus à Cannes. Voilà qui fera au moins un arbre pour cacher la forêt.
Récit, récits
Un berger tient entre ses mains une promesse d’éternité résidant en une étrange mixture poussiéreuse. Privé de la substance magique, il trépasse dans la nuit : place à un chevreau. Égaré et perdu, le petit animal périt au pied d’un sapin. Pour fêter la fin de l’hiver, on abat ce dernier, lui-même bientôt débité pour être transformé en charbon dans d’antiques fourneaux. Le Quattro Volte capte le fugace et l’éternel à partir d’un localisme très ancré. Comme dans Oncle Boonmee, la mort sert à accueillir la vie, et inversement. Ces deux films dégagent une force paisible et sereine, une même empreinte animiste, tirée ici des traditions païennes ancestrales d’une Calabre qui ne livre pas facilement ses mystères. Retour cinématographique aussi, puisqu’on retrouve avec l’épisode du tronc une scène que Vittorio De Seta figeait en 1959 dans I Dimenticati, en hommage à un monde que l’on se préparait à oublier. Cycles et éternels retours, on se dit que ces quatre fois (le sens du titre, Le Quattro Volte) auraient pu être trois ou cinq, ou davantage. À ceci près que la logique veut que chaque segment soit celui d’un état de la vie : humain, animal, végétal et minéral.
Séquence
Le Quattro Volte avance en philosophant sur l’ordre des choses avec une tranquillité limpide, faisant allègrement tomber les murs du local pour atteindre l’universel. On s’attendrit pour ce frêle chevreau lâché dans l’existence, imparfait et en perpétuelle adaptation. Le spectateur s’amuse de sa présence turbulente parmi les siens, sautillant, mignon comme tout, dans la bergerie pendant que les aînés sont partis paître. Dans la continuité, la séquence devient une méditation éblouissante, une précieuse miniature. Il s’agit pour la marmaille de conquérir le sommet d’un promontoire. Les animaux se juchent difficilement pour chuter ou être délogés par un autre. Ils tentent et retentent, ce qui s’apparentait à un amusement devient un récit épique, celui de chacun : se signaler au monde, l’habiter, y trouver une place, l’investir de sa présence.
Plan
Sous son apparence austère, ce cinéma taiseux qui inscrit ses plans dans la durée accouche d’une œuvre extrêmement joueuse et drôle. S’y déroule une rencontre – d’ailleurs pas si improbable – entre Tati et le couple Straub-Huillet (ces derniers étant par ailleurs familiers des marges du territoire italien). Cette évidence émane particulièrement du long plan-séquence où l’on suit la procession d’une fête traditionnelle avec des figurants déguisés en légionnaires, un gamin retardataire retenu par un chien sans doute plus bruyant que méchant. Ce dernier se révèle très farceur puisqu’il finit par retirer la cale d’un véhicule garé en pente, qui termine dans le décor, en l’occurrence la bergerie. Le bétail en profite pour procéder à une invasion du village. Ce formidable plan burlesque se gonfle de déflagrations comiques inattendues baignant dans une bande-son très sophistiquée, tout en répétant, à la manière d’un motif, d’amples panoramiques. Ces derniers deviennent nécessaires tant la multitude de récits ayant trouvé leur origine dans le champ se poursuivent en dehors de lui. La caméra semble perdre la tête et nous faire éprouver la difficulté de contenir un tout dans un seul plan. En l’occurrence la transformation d’une réalité prosaïque en une situation extrêmement complexe et inextricable, où tout se trouve lié par un réseau touffu de causes et de conséquences.
Raccord
Comme peu souvent, on fait l’expérience que l’art du plan réside aussi dans une expertise du montage. Moment assez rare, il n’en est pas moins ici marquant. Film sur la circulation entre les quatre états, chaque plan grossit et finit par accoucher du suivant. Dans ces conditions, le raccord transmet, dynamise et transforme le plan précédent en autre chose. Le plan serait le temps de la gestation et le montage celui de la nativité. Lorsque la caméra saisit depuis l’intérieur de la cavité la mise au tombeau du berger, le noir se fait, non par le montage, mais avec l’apposition de la dalle qui se ferme dans un bruit sourd. La lumière et le jour réapparaissent pour laisser place à la mise bas du chevreau, rendu comme une véritable expulsion du corps maternel par laquelle l’animal est jeté violemment dans la vie. Contradiction et inversion de ce qui précède : le mortifère mue en un acte de naissance. On continue, avanti !