La Bocca del Lupo est un petit film (1h16) dont on a beaucoup parlé à Cinéma du Réel cette année, et dont on aimerait qu’il fît encore plus de bruit. Il est sorti vainqueur de Cinéma du Réel et du festival de Turin. C’est, entre documentaire et fiction, l’histoire d’amour d’un bandit sicilien et d’une trans toxicomane, une marche dans les bas-fonds de Gênes, le long de ses docks industriels, un entrelacs de mythe et d’histoire, entre enfer et paradis, aube du monde et crépuscule. Avec La Bocca del Lupo, Pietro Marcello compose un collage qui n’a rien d’un bout à bout, entre images d’archives, film de gangster, western, plans-tableaux, chant lyrique, comme les mille et une façons de peindre une ville, de faire le portrait d’un homme, de narrer une histoire d’amour, sans jamais les enfermer dans un discours ou un cadre. Un collage de fragments, de matières visuelles et sonores, qui recompose une mosaïque qui ne se fixe dans aucune forme.
De La Terra Trema à La Bocca del Lupo
Les premières images de La Bocca del Lupo, et cette voix off qui les effleure, font revenir à notre mémoire d’autres images, et une autre voix, ténues, tenaces. Ce qui fait insensiblement retour, ici, c’est l’ouverture de La terre tremble – la mer qui s’étend à l’infini, les bateaux des pêcheurs d’Aci Trezza, et la voix de Visconti qui se pose sur les images. C’est d’ailleurs un même souffle littéraire « vériste » qui vient mettre en mouvement les deux œuvres : car si Visconti s’inspirait des Malavoglia, de Giovanni Verga (1881), Pietro Marcello donne à son film le titre d’un roman de Gaspare Invrea (mieux connu sous son pseudonyme, Remigio Zena), écrit en 1892. La Bocca del Lupo, roman de Zena, se passe à Gênes, comme le film de Pietro Marcello, et c’est une histoire des marginaux, des pauvres, des vaincus, de ceux qui sombrent, irrémédiablement, dans la gueule du loup. Soit : la prison.
Si l’on aperçoit sous les images de La Bocca del Lupo, comme dans un palimpseste, celles de La terre tremble, c’est aussi parce que l’on hésite, d’emblée, sur la nature de ce que l’on a sous les yeux. Et que l’on ne tranchera pas. Il y aurait tant de manières de « raconter » La Bocca del Lupo : en voici deux. L’une tend vers le documentaire, l’autre vers le mythe.
La Bocca del Lupo raconte l’histoire d’Enzo et de Marie, deux ex-taulards rencontrés à Gênes par Pietro Marcello. À l’origine du film, il y a une commande de la Fondation jésuite San Marcellino de Gênes, qui s’occupe des sans-abris, des indigents, des marginaux. Or le cinéaste fait le choix non pas de braquer sa caméra sur la fondation, mais de se tourner vers ceux dont elle s’occupe. C’est-à-dire d’accompagner de son regard le geste de la fondation. C’est là, déjà, un positionnement, une prise de position, esthétique et éthique. Enzo a passé la moitié de sa vie en prison, pour avoir tiré sur deux policiers, entre autres. Il y a rencontré Marie, une trans toxicomane, souffre-douleur de la population carcérale, dont il tombe aussitôt amoureux. Leur histoire est racontée dans la première moitié du film à travers un collage d’images et de voix qui la reconstitue par bribes, par morceaux, comme une mosaïque recomposée, ou comme les fragments retrouvés de quelque vestige antique. Or ce que Pietro Marcello compose peu à peu sous nos yeux, c’est un tableau de Gênes, ville portuaire, industrielle, interlope, sale. En suivant Enzo et Marie, on marche sur les docks, on s’enfonce toujours un peu plus dans un labyrinthe de ruelles sombres, où l’on croise des marginaux, des dealers et des drogués, des prostituées. Les images d’archives s’immiscent entre les autres, creusant temporellement ce tableau de Gênes, exposant presque un siècle d’histoire de la ville, son évolution, à travers ses métamorphoses géographiques. Dans un second temps, Enzo et Marie, dans un très long et très beau plan séquence, racontent leur histoire, face caméra. Comme s’ils témoignaient. Ce sont eux, explique Pietro Marcello dans le dossier de presse, qui ont tout à coup voulu raconter ainsi leur histoire à la caméra.
La Bocca del Lupo, c’est aussi l’histoire d’« Enzo et Marie », comme on dirait « Roméo et Juliette », ou « Ulysse et Pénélope ». La voix de Marcello, au début du film, c’est un peu la voix de l’aède, qui commençait ainsi son Odyssée :
« C’est l’Homme aux mille tours, Muse, qu’il faut me dire. Celui qui tant erra quand, de Troade, il eut pillé la ville sainte, Celui qui visita les cités de tant d’hommes et connut leur esprit, Celui qui, sur les mers, passa par tant d’angoisses, en luttant pour survivre et ramener ses gens . »
Le film plonge dans le mythe dès ces premiers plans sur l’étendue infinie de la mer. Ville portuaire, Gênes est aussi le point de départ des grandes aventures mythiques, le lieu d’embarquement des marins descendants d’Ulysse, de Jason et des Argonautes, des conquêtes de territoires inconnus, des voyages vers l’Amérique, que les images d’archives remémorent également, inscrivant les mythes dans la réalité historique. Le nom même du Ponte dei Mille n’est-il pas, en soi, un appel à l’épopée, au mythe ? En prison, Enzo protège Marie de ceux qui n’acceptent pas sa différence. Héros aux mille ruses, il sait fabriquer toutes sortes d’objets pour améliorer son quotidien, pour qu’elle n’ait plus faim, et ne soit plus seule. Sortie de prison des années avant lui, Marie l’attendra, comme Pénélope, avant elle, avait attendu Ulysse. Et comme Pénélope tissait chaque jour la tapisserie qui lui permettait de ne pas rompre le lien avec Ulysse, Marie envoie chaque jour des cassettes à Enzo, où elle enregistre sa voix.
À sa manière, La Bocca del Lupo tisse ensemble, comme le faisaient La Terre tremble ou Stromboli, le document et la fiction, l’histoire et le mythe, en creusant du regard un lieu (Aci Trezza, Stromboli, Gênes) et les hommes aux prises avec ce lieu. Ce qu’invente Pietro Marcello, c’est peut-être un de ces « espaces quelconques » dont parle Deleuze, des espaces qui exhibent des affects, des espaces où on ne s’oriente pas, ou plutôt, dans lesquels chaque partie est unie à d’autres par une multitude de raccords possibles. C’est cette mosaïque dont on parlait, mais une mosaïque en mouvement, un kaléidoscope, qui caractérise aussi bien la physionomie de Gênes que la narration : dans ce kaléidoscope prennent forme des scènes de pantomime, de western, ou de film de gangster, autant de manières de raconter une histoire, à la fois la même et jamais tout à fait semblable.
De l’archéologie au cinéma, ou : l’invention
« Les ombres des lieux disparus et les échos des mémoires perdues sont les restes visibles du passé », dit Pietro Marcello. La métaphore archéologique, filée dans tout le film, est une vraie proposition esthétique, celle de l’invention cinématographique. « Inventer », en archéologie, c’est « mettre au jour ». Ce sont, d’abord, toutes ces images d’archive, retrouvées par la monteuse Sara Fgaier chez les particuliers, les fondations, les industries etc. Des images qui, du début du XXème s. aux années 1990, ont été exhumées par Sara Fgaier et refont surface dans le film de Pietro Marcello.
Inventer, c’est aussi faire voir ce qui est là, et qu’on ne voit plus : savoir lire les traces qui disent quelque chose, qui racontent une histoire. Le long plan séquence de la seconde partie du film est le lieu où la caméra devient cet outil d’invention, de révélation de ce qui est déjà là, visible mais inaperçu. Face à la caméra, Marie et Enzo racontent leur histoire. Mais ce qui passe dans l’image, c’est moins le récit qu’ils font que les traces matérielles qui portent ce récit. Ce sont les marques du passé à même leur corps. C’est tout ce que leurs gestes trahissent : la tendresse maladroite et la brutalité nerveuse d’Enzo, mi gangster, mi Roméo, la coquetterie de Marie qui remet inconsciemment ses boucles en place au moment où elle parle comme une midinette du corps autrefois si musclé de son amant. Ce sont leurs voix, et surtout celle de Marie, dont on aura touché la texture étrange (un toucher par l’ouïe, comme on peut saisir par le regard) pendant toute la première partie du film, sans jamais voir son corps : voix off qui racontait leur histoire, voix enregistrée des cassettes audio envoyées à son amant. Cette voix, ni vraiment masculine, ni vraiment féminine, cette voix qui parle au féminin, pourtant, et qui, seule, dit la transformation subie par le corps de Marie.
À partir des fragments visuels et sonores exhumés, des traces d’un autre temps saisies dans le présent, en mêlant observation et imagination, Pietro Marcello compose une œuvre insaisissable, poème, tableau, récit, chant (on pense au blues, au rebétiko, aussi bien qu’aux chansons françaises jouées par un juke-box dans le film ou à la musique sacrée qui clôt le film). Insaisissable, et pourtant si incarnée : physiquement, matériellement. C’est une composition de couleurs, de lumières, de matières, que l’on touche du regard. Les voix mêmes font partie de la texture de l’image, elles s’y incarnent comme dans une chair, avant même que les corps, d’abord absents, ou filmés en contre-jour (la photographie est superbe, si picturale, et jamais pittoresque), ne viennent l’habiter à leur tour.
La Bocca del Lupo, c’est la gueule du loup, la geôle infernale qui engloutit les « derniers » de ce monde. Mais Marie nous dit aussi que c’est dans cette prison qu’elle a vécu parmi les plus beaux moments de sa vie. Pietro Marcello ne nous fait pas le coup de la « rédemption » par l’amour (il a la décence de ne pas faire d’Enzo et de Marie des « pécheurs »), mais c’est bien dans cette prison qu’a commencé à prendre forme, dans leur esprit, le petit paradis terrestre dont ils rêvent, cette maison à la campagne, près de la mer, et la possibilité de l’atteindre un jour. L’enchevêtrement des temporalités, les croisements multiples de l’histoire et de la mémoire prennent sens en fonction d’un état présent et d’une visée future, et le film laisse un sentiment de matin du monde plus que de crépuscule. « Accroche-toi à l’ici et au maintenant, par lesquels le futur plonge dans le passé », écrivait James Joyce. La Bocca del Lupo, c’est la gueule du loup, donc. C’est aussi, en italien, une formule de conjuration du mauvais sort : In bocca al lupo ! Bonne chance ! C’est tout ce qu’on souhaite à ce très beau film.