C’est la banqueroute pour tout le monde. Pour Elliot, forcé de quitter New York City pour revenir vivre chez ses parents, dans une petite bourgade du nord de l’État. Pour ses parents, écrasés par les dettes et qui n’entretiennent plus qu’avec des bouts de ficelles un motel sale et désespérant. Elliott s’active, s’engage sur tous les fronts pour tenter un ultime sauvetage quand il apprend qu’un festival rock cherche à s’organiser dans les parages. Nous sommes en 1969. L’accord est signé. Alors que des centaines de milliers de hippies débarquent pour ce qui deviendra le mythique concert « flower power », les locaux à la fois grognent et s’appliquent à faire leur beurre, tandis qu’Elliott se laisse traverser par le flot. Ang Lee apparaît à chaque nouveau film comme un cinéaste absolument protéiforme. Il ne cesse de se réinventer, avec plus ou moins de succès – mais plutôt plus que moins – et de visiter des genres aussi éloignés que le wuxia pian, le western gay, le film de super-héros ou l’adaptation littéraire. Jamais il n’avait encore posé ses bottes sur le terrain de la pure comédie. Taking Woodstock réjouit pour plusieurs raisons. D’abord pour son teint vintage, ce charme suranné de l’époque, les « early seventies ». Le film excite l’œil par son chatoiement de couleurs et, surtout, par son illustration chromatique du relais passé entre les décennies 1960 et 1970 : ou comment la sagesse grise et marron de l’Amérique profonde s’est vue un jour envahir par une efflorescence psychédélique. Ensuite, pour la pertinence de Lee d’avoir adopté l’horizon des comédies Apatow : une mélancolie tranquille pour l’abandon d’un âge de l’existence, l’attachement aux derniers jours d’une vie telle qu’elle ne sera plus jamais, l’épreuve des liens affectifs. Cela s’en ressent sur le rythme du film, à mille lieux de trépidations hystériques : calme, serein, traversé par le grand vent de l’Histoire. Enfin, pour sa vaste galerie de personnages hilarants. Deux emportent le prix ex-æquo : la mère d’Elliott, sorte de pit-bull terriblement âpre au gain et Vilma, le garde du corps queer, travelo aux muscles d’acier.
Taking Woodstock s’attaque à un grand thème rebattu – la fin de l’adolescence – sous un angle inattendu. Le passage à l’âge adulte ne consiste pas, pour Elliott, à gagner ses galons dans le sérieux, mais à lâcher du lest. Dès le début du film, il nous fait rire par son excès de rigidité volontariste : engoncé dans ses tenues correctes, terriblement premier degré, le nez dans le guidon. Adulte avant l’âge. La venue d’un ange châtain, à la splendide et abondante toison frisée, monté sur son blanc cheval et nommé Michael (l’un des principaux organisateurs du concert), le sauve en lui inculquant les rudiments de la cool attitude. Il lui faudra bien cela pour absorber le torrent de stress, causé par le débarquement de ce demi-million de jeunes à poil, pour garder la tête froide et se laisser pénétrer par le flux. Qui peut avaler cela peut tout aussi bien quitter ses parents et, qui sait, leur avouer son homosexualité. Intelligence de Lee d’avoir laissé le concert hors champ, dans un lointain phosphorescent et fantasmé, et s’être tenu à la périphérie du mythe. Chez les humbles où son passage dépose une trace indélébile. Le rire n’en est que plus émouvant.