A priori, L’Odyssée de Pi est un parfait film de saison. La période de Noël est propice aux sorties en famille, et le nouveau film d’Ang Lee semble coller de prime abord au contexte. D’ailleurs, la bande-annonce allait plutôt dans ce sens convenu. Les couleurs vives et la musique appuyée pouvaient laisser supposer une histoire guimauve à souhait, pourtant c’est très loin d‘être le cas. Certes, les grands sentiments sont invoqués, et l’ode à la nature aurait pu faire dériver le récit vers le mièvre dans des mains moins expertes que celles du réalisateur de Tigre et Dragon. Mais le film s’appuie sur une densité narrative assez surprenante pour ce genre de production mastodonte dont on attend surtout le pire, cinéphile échaudé craignant l’eau tiède. Vrai film d’auteur sous les oripeaux du blockbuster, Ang Lee développe quelques-unes de ses obsessions : le poids du souvenir (Le Secret de Brokeback Mountain), le monstre qui sommeille en l’homme (Hulk), l’affirmation de soi par l’épreuve physique (Lust, Caution)…
Il ne faut pas s’y tromper. L’Odyssée de Pi n’est pas un film pour jeunes enfants, une vraie rudesse dans ce qui est montré à l’écran le fait logiquement déconseiller aux moins de dix ans. Le cœur du film repose sur le face-à-face entre le jeune Pi, rescapé d’un naufrage, et le tigre du Bengale lui aussi sauvé des eaux, dénommé Richard Parker. Ce duel occupe près des deux tiers du long métrage, et il est d’une implacable crédibilité. À des années-lumière d’un Jean-Jacques Annaud par exemple, jamais un anthropomorphisme déplacé ne filtre le point de vue. Ang Lee ne fait pas de son fauve une gentille peluche, il traite au contraire frontalement son inaltérable animalité. De scènes en scènes, certaines très âpres, le film devient la recherche d’un point d’équilibre entre le petit homme et la bête féroce, un long exercice de dressage réciproque où chacun apprend à reconnaître et respecter la spécificité de l’autre.
Le rapport de domination bien mis en scène qui se joue sur ce canot de sauvetage perdu au milieu des flots n’est pas tout ; au contraire, il est un masque, la part visible d’une métaphore profonde et sombre. Dans un épilogue surprenant, au-delà du simple twist auquel certains esprits blasés pourraient le ramener, le film se révolutionne entièrement. Il ne se justifie pas, il se questionne, instille le doute. Dans un magnifique mouvement à rebours, les fabuleuses images qui précédent dévoilent leur envers. Bien sûr, l’utilisation de la 3D est impressionnante : les tempêtes en relief donnent l’impression de recevoir des gerbes d’eau en pleine figure, la séquence des poissons volants est un autre grand moment de bravoure du film renforcé qu’il est par un changement de format opportun. Mais la féerie du film est ici désespérée, elle est une arme contre l’insurmontable et l’innommable, une belle manière de transcender le réel. On pourrait presque parler de résilience, on s’y fabrique une réalité pour survivre, pour tenir le morbide en échec. Ce film est parcouru par le deuil, la perte, la disparition et c’est bien là le véritable enjeu de la relation entre les deux protagonistes principaux.
À fréquenter des années durant les salles obscures, à voir film sur film, on oublie trop souvent le prix de ce type de longs métrages. Grand huit d’émotions exacerbées, de sous-texte philosophique et de féerie visuelle, ils sont indispensables à la découverte du septième art, ils sont souvent aux prémices d’un intérêt pour le cinéma qui emmènera avec l’âge vers des propositions encore plus subtiles et complexes. Création de longue haleine, avec on le sent une implication de chacun des postes, L’Odyssée de Pi a un peu de la magie du E.T. de Spielberg ou des bons Disney (Le Roi Lion), quelque chose de l’enfance, pur et direct, et de la mélancolie qu’entraîne sa perte.