Comment va le monde ? Comment se porte son cinéma ? Chaque année, le Festival des 3 Continents à Nantes livre sa part de réponse. La sélection, marquée cette année par la consécration du cinéma d’Amérique Latine, révélait un double mouvement de repli et d’expansion, tant sur le plan formel que narratif. Compte-rendu parmi les films que nous avons vus et qui nous ont plu.
Deux films asiatiques de la compétition fonctionnaient admirablement en miroir. Memories Look at Me de Fang Song (Chine) et Sleepless Night de Jang Kun-jae (Corée) sont deux films clos sur la cellule familiale. Memories Look at Me se situe entre les quatre murs de l’appartement familial que la réalisatrice, qui joue probablement, à peu de choses près, son propre rôle, rejoint pour quelques jours de vacances. Unité de lieu, plan séquence et fixité du cadre pourraient faire craindre un certain rigorisme pourtant la douceur est de tous les plans. La réalisatrice prend le contre-pied du drame familial en circuit fermé pour dépeindre les sentiments de bienveillance que les personnages se portent, même patauds, quand chacun s’inquiète avec un peu trop d’insistance du célibat de l’héroïne trentenaire. Ces situations laissent pourtant planer une inquiétude diffuse sur le temps qui passe et la mort qu’il faudra un jour affronter. Arnaud Hée évoquait déjà le film lors de sa sélection à Locarno. Sleepless Night, couronné à Jeonju et auréolé ici d’une mention spéciale, aura aussi donné une variation de cette bienveillance, celle que se portent deux jeunes mariés aussi banals qu’attachants. Rarement le cinéma n’aura livré une vision aussi pure et dédramatisée du couple. C’est à peine si un hors-champ le menace par percées, tantôt rêvées, tantôt mystérieuses. Certains trouveront cela un peu court, d’autres au contraire pourront trouver dans cette chronique minimale le plus fougueux des romantismes.

Sleepless Night, réalisé par Jang Kun-jae
À l’inverse des deux films précédents, les deux héroïnes combattantes de It’s a Dream, premier film iranien de Mahmoud Ghaffari et de I.D. de l’Indien Kamal K.M. allaient loin du cocon familial se frotter aux résistances du monde. Les deux films passionnent par leur manière qu’ils ont de traiter de deux figures fragiles, menacées par la disparition. Disparition de leur représentation dans le cadre, a fortiori du monde. Le film se fait caisse de résonance du corps social. Le personnage d’I.D., Charu, jeune fille des beaux quartiers de Mumbai, perdue dans le dédale d’un bidonville de la périphérie sur les traces d’un sans-nom restera l’une des images saisissantes de ce festival.

I.D., réalisé par Kamal K.M.
Neighbouring Sounds offrait un contrepoint discursif à la frontalité d’I.D. pour aborder les clivages sociaux. Film polyphonique, au propre comme au figuré, Neighbouring Sounds premier film de fiction du Brésilien Kleber Mendonça Filho, suit la vie d’une rue bourgeoise de Recife qui décide de s’adjoindre les services d’une société de sécurité. Il y a quelque chose de pourri dans ce petit royaume mais jamais nous n’arrivons à en identifier la teneur exacte. La violence hante les murs, l’architecture (magistralement filmée) et les habitants sur un terrain plus pernicieux qui celui d’un affrontement plein cadre. Le microcosme est dépeint sans complaisance, avec une précision d’entomologiste, pourtant, en variant ses registres, le film n’est jamais hautain ni surplombant. À la fois tranchant et calme, sérieux et burlesque, Neighbouring Sounds est peut-être le film qui déployait la plus grande ambition cinématographique.

Neighbouring Sounds, réalisé par Kleber Mendonça Filho
Le cinéma documentaire avait une belle place en compétition et s’octroie d’ailleurs la part du lion du palmarès avec deux films hors-format, Three Sisters de Wang Bing (Prix du Public et Montgolfière d’Or) – nous n’avons pas pu le voir mais Arnaud Hée, vraiment partout, en faisait l’éloge ici – et Theatre 1 & 2 de Kazuhiro Soda (Prix du Jury Jeune). Ce dernier, en six heures, fait le portrait du dramaturge Oriza Hirata et de sa troupe. Le point de départ du film peut faire croire à un geste wisemanien, pourtant la forme de cinéma direct est ici beaucoup plus impure et fantaisiste. Le filmeur ne dissimule jamais sa propre débrouille et endurance, d’autant qu’elle fait écho à celle de Hirata qui malgré sa renommée internationale est de tous les fronts pour maintenir à flot la précaire embarcation de son théâtre : dramaturge, metteur en scène, professeur, juriste, comptable, conseiller, senseï bienveillant… Étrangement, le film est le plus passionnant dans les moments les plus prosaïques et ingrats de la vie du théâtre et de la troupe : payer les salaires, faire passer des entretiens d’embauche, construire un décor, trouver de l’argent. Ces moments nous font comprendre que l’humanisme représenté sur scène n’est pas un idéal lointain mais avant tout une mise en pratique quotidienne loin des feux de la rampe. Le projet de l’homme, à la fois utopiste et pragmatique, est sans cesse fragilisé et « persévérance » est le mot d’ordre. Cette persévérance est à la fois joyeusement désordonnée et réfléchie. Tout comme l’objet documentaire qui lui est consacré.