Avec son quatrième long métrage, Les enfants d’Isadora, Damien Manivel fait renaître une danse oubliée et jamais enregistrée de la danseuse et chorégraphe Isadora Duncan : La mère, un solo composé pour un dernier adieu à ses enfants morts à la suite d’un accident de voiture. La mère, c’est Duncan. La danse, c’est la perte. Quant aux enfants d’Isadora, ce sont ici quatre femmes. Suivant une structure en trois temps, le film va donner naissance à de nouvelles héritières, habitées une à une par cette danse endeuillée. La danse sera apprise, transmise, et enfin reçue afin de s’incarner pleinement.
Manivel démarre son film comme une recherche et accompagne une première danseuse interprétée par Agathe Bonitzer dans son déchiffrage des partitions en Labanotation (un système d’écriture du mouvement), dernières traces du solo laissées par Duncan, et dans sa recherche minutieuse de chaque geste. La mise en mouvement du film se fait alors au même rythme que la danse : les plans s’ajustent à l’étude des gestes, la précision de la danseuse s’incarne dans les cadres. Dans une seconde partie, la chorégraphe Marika Rizzi prépare La mère avec Manon, une jeune danseuse. Tandis que la chorégraphie se transmet, les deux femmes se découvrent à travers elle. Succédant à la recherche studieuse et minutieuse d’Agathe Bonitzer, la transmission répand chez les deux danseuses les émotions propagées par Duncan. Avançant par touches, la danse et le film prennent ensemble de l’ampleur, mais le solo est toujours en préparation. Il ne sera pas performé frontalement par Manon. Sa prestation se lira uniquement lors d’un lent travelling sur les visages du public jusqu’à celui bouleversé, bouleversant, d’Elsa Wolliaston. Elle est une référence mondiale de la danse africaine et l’une des figures majeures de la danse contemporaine.. En dernier enfant d’Isadora, en troisième héritière, elle va recevoir la danse de Manon pour l’incarner pleinement dans la vie. Des habits noirs d’Agathe Bonitzer au travail dans une pièce inondée de lumière en passant par la salle de répétition de Manon et Marika, la danse est prête à être dévoilée mais l’incarnation par Elsa sera plus secrète, à l’écart. Elle dansera dans la nuit noire, le corps enveloppé dans un grand manteau rouge, costume quotidien réfléchissant ce qu’il reste de lumière. La danse recherchée se trouve dans la peine et la solitude, à l’abri de la performance, dans les sensations intérieures. Elle démarre par une lente marche, sombre et solitaire, dans une ville déserte. Une fois chez elle, Elsa Wolliaston entoure son corps de drapés comme le faisait Duncan avec ses toges, et se laisse envahir par le solo. La boucle se ferme, la danse funèbre vit et fait vivre. Le dernier geste, d’adieu ou de bienvenue, est offert à la caméra par Elsa Wolliaston dans une ultime danse d’une grande justesse, chargée de la trajectoire tracée par le film.
Sentir la danse d’Isadora Duncan, c’est être alerte aux mouvements du monde, aux ombres, aux gestes, au vent. Manivel rend compte de cet apprentissage, baladant ses personnages dans les parcs, dans les cours, dans les rues, regardant les chorégraphies quotidiennes des corps. Les enfants peuplent le film. Ils sont regardés, entendus, et la liberté de leurs mouvements inspire. Pour retrouver Duncan, il faut décomposer le mouvement. La danse est convoquée par le moindre tremblement, le moindre déplacement. Si Manivel privilégiait la fixité du plan dans ses films précédents, ici sa caméra s’agite, mais les mouvements sont tenus, précis et réactifs. En prenant la mesure de chaque geste, le cinéaste applique au film l’enseignement de la pionnière et mère de la danse moderne, dans un film-danse allant d’une mort à une naissance.