Dans une « maison de fleurs », ces lieux secrets où des hommes fortunés viennent passer du temps aux côtés de leurs courtisanes, la lumière capte les ébats depuis l’intérieur de lampes aux dimensions évocatrices. Composé de longs plan-séquences qui retranscrivent les conversations de ces phallocrates retranchés dans un luxueux cocon, Les Fleurs de Shanghai de Hou Hsiao-Hsien organise tout autour de cette lueur cotonneuse, presque tangible, jusqu’aux rôles de chaque personnage : celui de l’homme d’affaire, de la maîtresse de maison ou de la servante. Mais c’est aussi à ses côtés que les masques tombent : quand les hommes font mine de tenir les rênes lors d’une partie de mah-jong, c’est près d’une source lumineuse que leurs larmes coulent et que leurs doutes refont surface. Lorsque Wang (Tony Leung), après avoir été attiré par un reflet lumineux sur le sol de la maison close, découvre ainsi une courtisane dans les bras d’un autre, il saccage un luminaire pour manifester sa déception. De toute évidence, la superbe photographie de Mark Lee Ping-Bin, chef-opérateur attitré de HHH jusqu’au récent The Assassin, participe grandement à cette importance de la lumière à l’échelle du récit comme de la mise en scène. Étiré et dilaté, chaque plan-séquence semble durer le temps que la lumière se consume dans le noir des fondus qui systématiquement les referment. Que les personnages passent leur temps à fumer, à boire ou à dilapider leurs économies n’est en cela pas anodin : c’est bien le caractère fugace de l’instant, et plus loin sa consumation, que travaillent souterrainement Les Fleurs de Shanghai. Les doux fondus au noir ponctuant le récit n’ont pas pour seul effet d’évoquer la narcolepsie proche des fumeurs d’opium à l’écran (état auquel on a souvent comparé l’effet produit sur le spectateur par l’œuvre du cinéaste taïwanais), mais soulignent également la nature éphémère du moment que traversent ses personnages. Des sentiments amoureux aux plaisirs immédiats en passant par l’époque reconstituée – la fin du XIXe siècle, date à laquelle Shanghai s’est soudainement développée après la colonisation britannique et les guerres de l’opium : rien ne semble pouvoir ici perdurer, encore moins cette bulle coupée du monde dans laquelle Wang et ses comparses se consument à petit feu.
C’est que la beauté a un prix. Elle ne dure qu’un temps et finit par se heurter à l’horizon de la finitude. De la même façon que celle des courtisanes fait d’elles des marchandises fétichisées, la beauté glaciale des Fleurs de Shanghai maintient ses figures à l’intérieur du cadre jusqu’à l’épuisement. Elle magnifie le film autant qu’elle le restreint dans ses mouvements, en l’empêchant paradoxalement de rayonner. Car en dépit de son indéniable élégance, il faut reconnaître que le cinéma de HHH se complait ici volontiers dans le caractère métronomique des simagrées et des petites tragédies de la haute bourgeoisie chinoise. Par un dispositif scénique quelque peu cadenassé, le cinéaste se voit contraint de réitérer inlassablement les mêmes scènes, piégé par sa propre quête de raffinement. On suit toujours une partie de jeu ou une réunion autour d’une table commune avant que ne surgisse, avec régularité, un cadre plus intime où nous sont révélées les blessures narcissiques des participants. Cet horizon de mise en scène, que l’on peut juger limité, est loin de faire des Fleurs de Shanghai un film à proprement dit raté, mais l’empêche d’émouvoir pleinement et de franchir ce cap qui sépare les bons films des œuvres plus mémorables. Qu’à cela ne tienne : deux ans plus tard, Hou Hsiao-Hsien signera Millenium Mambo. Une autre histoire de relation sous emprise, une autre mise en scène au départ recroquevillée dans une beauté froide et morbide, mais qui finira par s’ouvrir et trouver une certaine plénitude.