Café lumière excepté, Hou Hsiao-Hsien a toujours tourné dans son pays, Taïwan, des films ancrés dans la réalité taïwanaise. Avec Le Voyage du ballon rouge, film commandé par le Musée d’Orsay et très librement inspiré d’un moyen métrage d’Albert Lamorisse (Le Ballon rouge, 1956), il réitère l’expérience de déracinement menée au Japon en 2002, pour Café lumière. Le film se passe à Paris et c’est Juliette Binoche qui interprète l’un des personnages principaux, Suzanne. Mais parce que Hou continue d’explorer ici un geste qui est le sien, la Chine, son esthétique et sa philosophie, s’invite dans la capitale française. Par l’intermédiaire du personnage de Song, la baby-sitter chinoise du fils de Suzanne (Simon), parce que Suzanne est marionnettiste, mais aussi parce que le regard que Hou porte sur ses personnages et ce qui les entoure est inextricable de la posture chinoise qui imprègne le film.
Un ballon, une caméra, une ville et des êtres humains
Dès le premier plan, nous sommes chez Hou Hsiao-Hsien : devant une bouche de métro, Simon s’adresse à une instance que le cinéaste laisse en hors champ, attentif à l’enfant, à sa façon de parler et de se mouvoir. Lorsqu’il s’engouffre dans la bouche de métro, Hou le laisse partir et c’est alors qu’il nous montre le contre champ muet jusqu’alors invisible auquel s’adressait le petit, le ballon rouge. La caméra s’accroche à lui et le suit déambuler dans Paris, son ciel, ses rues, son métro, baignant dans la luminosité estivale. Nulle vision touristique de la capitale évidemment, mais une promenade à travers des lieux somme toute communs et des passants que le cadre met souvent en valeur. Utilisant pour la première fois des effets spéciaux, Mark Lee Ping Bin, fidèle chef opérateur de Hou, joue parfois avec les reflets, superpose des images dans la richesse desquelles le regard se perd. Le ballon réapparaîtra régulièrement ensuite : furtive apparition dans un coin de plan perçue par le seul spectateur, utilisé par Simon que filme Song pour son court-métrage, Le Ballon rouge, fil conducteur que suit la caméra à travers Paris. C’est aussi parce que la façon dont la caméra sonde l’espace et les êtres rappelle le rythme du ballon que cette figure est omniprésente.
De même que le trajet du ballon ne s’effectue selon aucune ligne directrice qui le mènerait quelque part, de même le film de Hou, plus encore que ses précédents, ne nous fait suivre aucune histoire. Comme le ballon, la caméra flotte au milieu des êtres, en toute confiance, se laisse porter par ce qui gravite autour d’elle, s’attarde sur les uns et les autres. Sans hiérarchie. Chinois en cela, Hou refuse de distinguer ce qui serait digne ou non d’intérêt, et en sondant l’espace et les êtres, met autant en valeur les figurants que ses personnages. La longue promenade à travers Paris qui ouvre le film lui fait croiser un bus : nous attendons patiemment avec lui qu’en sortent les passagers. Parmi eux Song, la nouvelle baby-sitter de Simon. Avant que Hou ne s’arrête sur elle et la suive, il ne lui accorde aucune prééminence dans le plan, sa silhouette étant masquée par d’autres êtres ou éléments du décor. Le personnage chez Hou Hsiao-Hsien ne diffère pas par nature du figurant : parce que toutes les existences se valent, il n’est qu’un élu parmi des possibles qui mériteraient eux aussi qu’on s’y attarde. Pour autant, une fois choisis, ce sont bien ces élus qui sont au centre de l’attention du cinéaste. Si le film est ponctué d’échappées où la caméra les quitte pour suivre le ballon dans Paris, c’est pour mieux laisser résonner leur présence, laisser au spectateur le temps d’assimiler ce qu’il vient de voir. C’est aussi parce que pour un Chinois, « depuis le rivage on voit mieux la rivière », que pour cerner les êtres il faut aussi savoir les laisser à distance.
La confiance de l’entomologiste
Hou ne raconte pas d’histoire, parce que cela détournerait l’attention de l’essentiel, la façon qu’ont les personnages d’exister. Pour leur laisser un vaste espace où se donner, le cinéaste a, comme toujours, recours à de longs plans séquences. Il a laissé ses acteurs (non professionnels pour ce qui est de Song, étudiante en cinéma, Simon, fils de l’attachée de presse du film et Louise, fille du producteur) libres de trouver leurs dialogues, leurs déplacements, et a confié à Juliette Binoche, complètement habitée par son personnage, le soin de décorer l’appartement dans lequel vit Suzanne, quasi unique décor des scènes d’intérieur. Aucune crainte de sa part de perdre ainsi le contrôle sur son film mais une disponibilité confiante en la réalité qu’il observe avec la plus grande attention. Pour ce faire, il fait vivre aux personnages toujours les mêmes situations : Song va chercher Simon à l’école, lui prépare son goûter, Suzanne arrive et déclenche une tempête de nervosité, Suzanne fait des marionnettes… Cette répétition de mêmes scènes (souvent filmées sous le même angle) permet d’être pleinement à l’écoute de la façon dont les personnages les vivent, dans l’instant.
La biographie des personnages était très détaillée dans le scénario mais c’est toujours comme incidemment que nous apprenons leur passé (c’est au hasard d’une conversation et au bout d’une demi-heure de film que Simon évoque l’existence de sa demi-sœur, Suzanne celle de son compagnon…). Leur ancrage dans une lignée ou une histoire n’est pas une information destinée au spectateur mais aux seuls acteurs, pour qu’ils puissent réagir spontanément au moment des prises en fonction de ça, qu’ils s’approprient leur personnage. Ce dernier existe donc pour nous uniquement dans l’instant, qu’il investit intensément. Cette déconnexion, des séquences, des êtres, et leur répétition, permet d’être attentif aux moindres gestes, paroles, regards, d’en percevoir les infimes nuances et variations. Hou reprend ainsi le geste des peintres chinois qui, plutôt que de représenter des événements remarquables, reprennent en les déclinant toujours les mêmes motifs, pour aiguiser la perception que nous en avons. Confiance là encore du cinéaste en la richesse de ce qu’il filme, qu’il ne se lasse pas de creuser, et en le spectateur qu’il n’a pas peur d’ennuyer.
Suzanne, Song et Hou
Le rythme du film ne dépend donc pas de ce qui se passe mais de qui habite la scène. Simon est présent dans presque toutes, mais Hou ne regarde pas le monde à travers les yeux de l’enfant : il rend sensibles les différentes ambiances qui varient selon que Simon se trouve avec la seule Song ou que sa mère Suzanne les rejoint. La modalité d’être de ces deux femmes est en effet antithétique. Suzanne est marionnettiste : si sa profession la rapproche de la tradition chinoise, son rapport au monde en est aux antipodes. Suzanne se noie dans une suractivité qu’elle semble choisir parce que rien ne la justifie, elle ne laisse aucune brèche dans laquelle pourrait s’immiscer du vide. Elle remplit : son quotidien, parce qu’elle ne cesse de s’activer, l’espace, dont elle investit nerveusement le moindre pan, et son appartement, dans lequel s’accumulent tout un tas de choses. Suzanne n’est jamais seule : lorsqu’à la fin d’une scène elle raccompagne sur le pas de la porte deux déménageurs de piano, Hou opère une ellipse et la montre sur ce même seuil, en train d’accueillir Song et Simon, plus tard. Pour nous donc, le moment de solitude qu’elle traverse entre les deux n’existe pas. On a d’ailleurs du mal à s’imaginer Suzanne sans personne autour d’elle, tant elle existe essentiellement à travers la façon dont elle communique aux autres ses angoisses. Le silence n’a ainsi jamais le temps de s’installer lorsqu’elle est là, elle n’en prend pas le risque et le comble d’un flot de paroles.
À mesure qu’elle remplit se creuse pourtant sa solitude, car les autres s’éloignent : sa fille aînée, partie vivre à Bruxelles, son compagnon, parti à Montréal, Simon qui, pourtant à côté d’elle, ne grandit pas avec elle. Pour pallier son incapacité à donner sa présence, elle fait preuve d’une générosité toute matérielle et démesurée : argent ou cadeaux sont les seules choses qui transitent d’elle aux autres, par des gestes autant maladroits qu’émouvants. Suzanne ne cesse de répéter que sa vie n’est pas simple : son ami Marc (Hippolyte Girardot), à qui elle loue un appartement, ne lui paye plus de loyer, son travail la préoccupe, son compagnon ne donne plus de nouvelles. Mais l’importance émotionnelle que prend pour elle la moindre contrariété est démesurée. Elle évolue dans une sphère déconnectée de ce qui se passe autour d’elle, régie selon un ordre de valeurs différent de celui du monde qui l’entoure, rappelant en cela certains des personnages interprétés par Gena Rowlands dans les films de Cassavetes, Une femme sous influence ou Love Streams notamment. Son inadéquation avec les situations fait parfois rire, ce qui est assez rare chez Hou (les scènes où elle est confrontée à son voisin Marc sont notamment franchement comiques). Mais la plupart du temps sa détresse, toutes incompréhensibles qu’en soient les causes, la rend très émouvante. On ne comprend pas en effet ce qui fait obstacle à Suzanne, pourquoi elle est incapable de prendre le temps de regarder ses proches pourtant aimants. En cela elle est bien semblable aux personnages des précédents films de Hou (de Goodbye South Goodbye à Three Times) qui, pourtant privés de réels problèmes, s’enferment dans leur imaginaire et restent sourds au monde qui les entoure. Leur attitude, comme celle de Suzanne, est bien à l’opposé de celle du cinéaste qui les regarde, ouvert à ce que le réel propose, minimisant l’action pour avoir le temps de regarder le monde, là où Suzanne s’affaire pour ne pas y penser et le percevoir.
Song, étudiante en cinéma, est à cet égard l’égale de Hou. Comme lui, elle n’a pas peur du vide, profite des instants quotidiens qu’elle investit en habitant pleinement le présent, et en s’en servant pour l’intégrer dans le film qu’elle tourne. Si Suzanne rate son fils, Song redouble l’existence de l’enfant en tournant un court-métrage sur lui. Là où Suzanne se sert de l’art des marionnettes pour se couper de la réalité, rêve d’un autre monde, Song créé et rêve à partir du réel. Les modalités d’être des deux femmes rejoignent ainsi deux postures possibles par rapport à l’art.
« Robes sans couture du réel », où pensée chinoise et cinéma moderne se retrouvent
Les scènes que Simon partage seul avec Song, en promenade dans Paris ou vaquant aux occupations quotidiennes dans l’appartement, sont des plus sereines. Elles sont systématiquement interrompues par l’arrivée de Suzanne, tornade de nervosité qui bouleverse l’ambiance installée. Mais cette tension que Suzanne apporte avec elle ne chasse pas le calme émanant des deux autres personnages : elle s’y rajoute, et cohabite avec lui. Si Suzanne envahit l’espace visuel et sonore, Song, Simon et le rythme qu’ils portent avec eux n’en demeurent pas moins présents, toujours perceptibles à proximité. Et c’est la capacité de Hou à faire cohabiter ces diverses tonalités qui est fascinante. La pensée chinoise pose que la résorption des contradictions est une facticité qui tronque le réel de sa richesse. C’est bien cette coexistence d’éléments disjoints qui donne aux plans de Hou toute leur densité. Si la caméra est sans cesse en mouvement, c’est que face à tout ce qui se joue devant elle, il est impossible de choisir ce qui mérite le plus d’attention. Hou refuse de nous imposer ce vers quoi le regard doit se tourner mais nous propose, en les réunissant en un seul plan séquence, différents éléments que nous sommes libres d’élire, ou au milieu desquels nous pouvons nous laisser flotter.
Ainsi d’un extraordinaire plan séquence de presque dix minutes, vers la fin du film, où la caméra parcourt des êtres dont émanent des rythmes différents, tout en les faisant cohabiter. Diverses façons d’habiter l’espace coexistent : immobilisme de Simon devant sa Playstation, d’un accordeur de piano aveugle penché sur l’instrument, errance nonchalante de Song, va et vient agités de Suzanne… Face à la réunion des fragments de ces corps dans le même cadre, jamais fixe, à la traversée, par la silhouette de l’un, d’un plan centré sur un autre, au hors champ suggérant les mouvements des absents, le regard flotte au sein de l’éclectisme de ces mondes dissonants. L’espace sonore est également des plus denses : se juxtaposent en un temps très bref les douces paroles de Simon à sa sœur au téléphone, les hurlements de Suzanne contre Marc, ses paroles de tendresse envers sa fille qui lui apprend, au téléphone, qu’elle ne reviendra pas vivre à Paris avec elle. Pôle continu dans ce chaos, qui l’exacerbe tout en introduisant une ligne d’apaisement, les sons frappés au piano par l’accordeur. Nous sommes ainsi en même temps dans les mondes respectifs et antithétiques des personnages, le regard embrassant simultanément les contraires. En quoi l’on retrouve la Chine donc, mais aussi l’appartenance du cinéma de Hou à une modernité héritière de Rossellini, qui a révélé le hiatus entre les existences en réunissant dans le même plan deux réalités opposées, inassimilables l’une pour l’autre. Comme si la modernité occidentale avait découvert après la Seconde Guerre mondiale un principe ancestral pour les Chinois, l’irrémédiabilité de la discontinuité. Mais là où ce principe fut constaté avec douleur par les néoréalistes européens, Hou en prend acte avec la plus grande sérénité, parce que la pensée chinoise fait de la coexistence des contraires un principe dynamique garant de la richesse du réel. Peu importe dès lors que l’on ne puisse y déceler un sens univoque.
La scène précédemment décrite, où la distance entre le monde de Suzanne et celui des autres prend une ampleur considérable, est la dernière où Suzanne est présente. Hou en a tourné une où, en regardant le film que Song a tourné avec Simon, Suzanne se rend compte qu’elle est passée à côté de son enfant, et se met à pleurer. Mais il ne l’a pas gardée au montage, pour laisser en suspens l’éventuelle prise de conscience de son personnage. Signe de confiance et de respect envers son spectateur, à qui il n’ôte pas le privilège de participer activement à ce qu’il en est des personnages, dont il imagine, donc créé, le devenir.