1966 (l’amour), 1911 (la liberté) et 2005 (la jeunesse) : Elle et Lui figurent à trois époques différentes un garçon et une fille qui s’éprennent l’un de l’autre. Ces trois temps sont des réminiscences de l’œuvre du cinéaste avec Boys from Fengkuei pour 1966, le somptueux Les Fleurs de Shanghai pour l’époque des courtisanes à la fin de la dynastie des Qing, et le sombre et décadent Millenium Mambo dont Shu Qi était déjà l’héroïne – caricature d’une jeunesse sur laquelle il est bon de s’apitoyer. Malgré la beauté hypnotique du film (comme de Shu Qi), Three Times s’enlise dans le plus grand défaut des cinéastes chinois, taïwanais et coréens contemporains qui, forts de leurs dons d’esthètes et de peintres, demeurent aveugles à leur époque.
Le carton 1966 ouvre le premier volet du film. C’est le temps de « L’amour », celui des vrais amours de Hou Hsiao-Hsien. Alors que la révolution culturelle saigne à blanc la jeunesse et les élans révolutionnaires hétérodoxes de l’Empire du milieu, Taïwan, la petite sœur, vit sous des influences occidentales prégnantes qui deviennent, sous nos yeux, l’atmosphère rêvée d’une petite amourette. Base arrière de l’armée américaine durant la guerre du Viêt-Nam, Taïwan est, pour le plus grand bonheur de notre couple insouciant, littéralement colonisée par les airs yankees (l’entêtant Smoke Gets in Your Eyes des Platters), leurs jupes et leurs chemisiers amples et leurs nombreuses salles de billard prisées par la jeunesse autochtone. Chen, promis à un prochain enrôlement militaire, confie dans un mot à May, l’une des hôtesses d’un de ces clubs de billard, son espoir de la revoir. Celui qui semblait être un coureur de jupons (l’expression sied parfaitement à l’époque) invétéré va couvrir en scooter tout Taïwan pour la retrouver.
1911. Le jeune homme lettré (Monsieur Chang) rêve de «liberté» alors que Taïwan est occupée par les Japonais. Cet engouement et cet investissement dans l’Histoire du pays le rendent aveugle au destin de sa courtisane régulière. La patronne du lieu, après avoir gracieusement profité de la «faute» d’un client pour vendre l’une de ses courtisanes, demande à l’héroïne de prolonger son contrat. Le militant Mr Chang, pressé de partir recouvrir des fonds pour son projet politique, n’a pas l’idée d’intervenir en sa faveur. Ses lettres résonnent plus des passions politiques du temps que d’émoi pour la courtisane. Destin individuel contre destin collectif ? L’Amour «égoïste» des femmes contre l’action «politique» des hommes ? La sécurité affective de l’esclave sexuel contre le penchant incertain de l’amant ? La trame prévisible utilise des oppositions déjà vues, à la limite du caricatural dans cette esquisse historique. Mais l’image du film remplit d’une douce torpeur le spectateur toujours comblé de la représentation des bois, des étoffes, des corps et des traits du début du siècle en Orient. Il est bien connu que l’érotisme et la fascination culturelle fonctionnent à plein pour les spectateurs étrangers (voir à ce propos à la Cinémathèque Française en ce moment le très beau et autrement plus dérangeant et moderne M. Butterfly de David Cronenberg).
Enfin, 2005. Retour à Taipei, capitale de l’île. Le troisième volet transforme l’épigone enamouré en une caricature triviale. Pour Hou Hsiao-Hsien, il est impossible d’aimer en 2005 ! Les meilleurs moments disparaissent. Jing, chanteuse punk épileptique aux beaux yeux volontairement cernés éructe au micro et baise avec Chen, un photographe. Tous les deux sont attachés à une autre. Pour Jing, c’est la non moins fragile Micky que la passion pour la chanteuse «fin de siècle» consume.
Le propos du réalisateur est clair même si, bien sûr, il est loin de prédominer lors de la projection. Il y a eu, tout au long du XXème siècle de l’île, un temps pour tout à Taïwan : un temps apolitique (1966) pour «un flirt avec toi», écho de notre jeunesse française yéyé peu préoccupée de la marche de l’Histoire ; un temps pour l’engagement (1911) sur lequel les inclinaisons du cœur ne peuvent interférer – ce qui est allègrement démenti par tous les célèbres amours révolutionnaires (!); et un temps mortifère (2005) d’une jeunesse que le cinéaste voit privée d’avenir.
En dehors de ces lignes scénaristiques successives, le savoir-faire du cinéaste est prégnant quand il introduit des objets, des couleurs et de la musique pour habilement colorer chaque époque des actions répétitives qui la caractérisent. Les déplacements et les frôlements des corps des joueurs de billard, qui rappellent les «jeux de jambes» de notre Nouvelle Vague, évoluent dans un décor peu chargé, ouvert sur l’extérieur. La lumière surexposée du dehors y introduit le soleil enchanteur et le mythique scooter permet d’arpenter l’île comme un éternel lieu de villégiature euphorique. Dans la maison close de la seconde partie, l’ampoule électrique du milieu du siècle fait place, à la nuit tombée, aux préparatifs nécessaires pour la lampe à huile qui trône depuis le couloir central de la demeure. La musique chinoise traditionnelle remplace le slow américain dans cette partie «muette» où les riches cartons exposent la teneur des conversations. Le fétichisme du cinéaste refuse de filmer la relation charnelle évidente et préfère s’attarder sur la pudeur des regards et l’opulence des vêtements. Le lieu de leurs rencontres est clos par nature et chargé du luxe rouge, or et noir qu’on y associe. Les objets prolifèrent à défaut des sentiments.
Les SMS, qui sont la forme de communication contemporaine, remplacent à leur tour les pinceaux de la calligraphie et le papier à lettre. Des gros plans de SMS, où disparaît la main de celui qui les tape, envahissent l’écran et les amours de 2005. La volonté de l’héroïne de s’en affranchir suscite les pires incompréhensions et les pires égarements. En opposition, la rencontre réelle, sous la lumière crue et agressive des néons est toujours une fusion animale des corps. Le décor citadin et contemporain surchargé de monde et d’électronique est étouffant et nous fait regretter la campagne libre des amours débutants de 1966. En 2005, sous prétexte de consommer tout de suite, il n’y a ni séduction, ni début d’amourette. La musique techno mâtinée de punk et les sonneries de téléphones portables forment une rengaine malaisée pour aimer.
Le premier choix de la production était officiellement de faire réaliser les trois périodes par trois réalisateurs différents. Il est regrettable que cela n’ait pas pu se faire pour la dernière partie. En effet, le regard fétichiste du réalisateur sublime sa propre jeunesse puis la beauté traditionnelle asiatique dans l’écrin du lieu de tous les fantasmes (la maison de passe) en nous peignant des plaisirs et des émotions surannés ; mais l’époque contemporaine noircie d’un arrière-goût «néo-punk» et suicidaire oublie le contrat initial de «nos meilleurs moments»… La modernité des films plus anciens de Wong Kar-Wai, rallié lui aussi avec 2046 à la nostalgie, les films de Zhong Qiang, de Fruit Chan, de Hung Hung ou le très beau film de Tsai Ming Liang (Et là-bas, quelle heure est-il ?) sont des poèmes parfois contemplatifs mais jamais caricaturaux qui parviennent à se faire chantre de la jeunesse de cette partie du monde.