Hou Hsiao-hsien referme avec Poussières dans le vent toute la partie autobiographique et adolescente de son œuvre, inaugurée avec Les Garçons de Fengkuei en 1983. C’est peut-être ce qui en fait un film si crépusculaire, à l’image de ces paysages de montagnes abruptes filmés entre chien et loup. C’est tout le paradoxe de cette œuvre d’être un film de jeunesse à la légèreté absente, à l’incandescence étouffée, où les jeunes adultes doivent déjà faire le constat de l’érosion du temps et l’effritement des relations. Ponctué d’un adagio crève-cœur, Poussières dans le vent est un lent cheminement vers la perte qui s’achève par le commencement d’un deuil à réaliser. Au centre de ce cheminement, Wan et Huen, irrémédiablement soudés mais dont la relation (amicale ou amoureuse) n’est jamais tranchée. Ensemble, ils partent tenter leur chance à Taipei, entre petits boulots et solidarités adolescentes. Pour détourner un fameux dialogue bressonien, ils devront emprunter un bien drôle de chemin pour s’éloigner l’un de l’autre. Un train rythme les départs et les retours au village natal et agit alors comme une métaphore des infimes rapprochements et éloignements des deux adolescents.
Si Poussières dans le vent est un film déchirant, il l’est en prenant le contre-pied d’un traitement mélodramatique que cette histoire d’amour aurait pu pourtant servir. L’émotion, tout comme le désir que se portent les personnages, est longtemps retenue pour mieux surgir presque par inadvertance quand le spectateur ne s’y attend plus. Il y a chez Hou cette acuité délicate pour le geste, tantôt formel, tantôt narratif, qui va faire surgir les affects. Ce sont des moments de basculement comme, par exemple dans Three Times, quand un jeune homme fait passer discrètement son parapluie d’une main à l’autre pour pouvoir mieux se saisir de celle de la fille dont il est amoureux, ou encore, la rencontre inopinée et silencieuse de deux amis qui auront passé le film à se chercher sans le savoir (Café Lumière). Poussières dans le vent tient ainsi en équilibre entre soustraction des émotions et frontalité par laquelle le film les dévoile parfois. Un tel équilibre est au centre d’une scène clé du film où Wan apprend par une lettre que son amour de jeunesse sera à jamais perdu. Les mots sont comme d’abord mis à distance parce ce qu’ils sont dits sur des images d’un ciel indifférent aux hommes (Malick n’est pas très loin) ou de personnages statiques, figés dans leurs pensées. Puis le montage nous ramène soudain au corps de Wan, recroquevillé sous une douleur d’autant plus saillante que le film ne nous y avait pas préparé.
La redécouverte du film de Hou Hsiao-hsien permet de prendre la mesure de la voie qu’il a tracée dans le cinéma contemporain. Difficile de penser à un autre cinéaste qui a autant annoncé, entre autres, les filmages à la fois souples et précis d’Angela Schanelec, de Mikhaël Hers ou de Naomi Kawase. Il y a là, chez ces auteurs, aussi ce même goût du chagrin, un sentiment qui n’est plus vraiment de la pure tristesse mais déjà la sensation que celle-ci s’éloigne, cette mise à distance du trauma jamais synonyme de détachement. Poussières dans le vent synthétise magnifiquement ce sentiment où la perte est à la fois inconsolée et déjà lointaine.