À l’occasion de la sortie du Voyage du ballon rouge, le Taïwanais Hou Hsiao Hsien est revenu quelques jours à Paris, où il a tourné le film. Rare et précieuse occasion pour qu’il nous parle de sa façon de travailler.
Votre scénariste Chu Tien Wen dit que vos plus beaux films sont ceux dont vous parlez, avant l’écriture du scénario, qu’elle est toujours déçue par vos films. Pourtant, c’est chez vous pendant le tournage que tout se joue, que vous trouvez la direction du film. Est-ce qu’il arrive que le tournage gâche ce que vous espériez ou est-ce qu’au contraire ce qu’apportent les acteurs est toujours mieux que ce que vous imaginiez ?
Pour moi, le plus important c’est qu’un personnage prenne vie, non que les acteurs collent à ce que j’aurais désiré et mis sur papier, quelque chose d’objectif de ma part. Dans mon travail avec l’acteur, c’est le moment où je le rencontre et décide de travailler avec lui qui est important. Ma capacité de discernement face aux individus est déterminante pour mon film. J’ai une grande confiance dans les choix que je fais à ce moment-là. Mais un acteur est un être humain, donc forcément pendant le tournage il y a des jours où il est plus ou moins en forme. Je ne me réfère pas au scénario mais à l’acteur, à la situation dans laquelle il se trouve au moment où on tourne. J’aménage en fonction de ce que je sens. Il y a des jours où il y a moins que ce que je pensais, des jours où il y a plus, c’est à moi de m’adapter en fonction de la situation. Pour moi ce qui nourrit le personnage, c’est le travail de réaction de la part de l’individu-acteur à la situation dans laquelle il est.
Pour le tournage du Voyage du ballon rouge, vous avez été gêné par la rigidité du plan de travail. Pour adapter le scénario à ce qui se passe pendant le tournage, est-ce qu’il vous est souvent possible de tourner chronologiquement ?
Pour obtenir un meilleur résultat du travail de l’acteur sur un personnage, on a souvent intérêt à tourner dans la chronologie de l’histoire Quand vous travaillez avec un enfant aussi, c’est important pour lui de respecter cette chronologie. Le problème quand on a tourné à Paris, c’est qu’on devait respecter une chronologie liée aux autorisations demandées pour tourner au Luxembourg, dans les stations de métro… Donc ça n’était pas la chronologie de l’histoire mais la chronologie des contraintes, et c’était très difficile de modifier quoi que ce soit. Même si je fais aussi en fonction de ce que je perçois de la situation, de l’humeur des acteurs, souvent je leur demande de tourner les scènes les plus difficiles pour eux au début du tournage. Je sais que forcément ça ne sera pas bien, parce que quand c’est compliqué ils ont besoin d’un temps de préparation. Mais au moins je les débarrasse de ça pour pouvoir faire le reste. Par exemple dans Three Times, la scène où Shu Qi chante était très difficile pour elle. On a tourné cette scène le deuxième jour. Comme Shu Qi a une vraie force de caractère et veut toujours bien faire, je savais qu’elle allait continuer à travailler. L’avant-dernier jour on a refait la scène, et là elle était vraiment très bien.
Pour Le Voyage du ballon rouge, vous n’avez souvent fait qu’une seule prise…
Je ne fais pas répéter les acteurs avant les prises. Ça implique donc un autre type de préparation de ma part, je dois transmettre des informations aux acteurs. Ce que je sais par expérience, c’est que c’est généralement la première prise qui est la meilleure. Même lorsqu’on en fait d’autres, au montage quand je suis face aux rushes je reviens souvent à la première, même s’il y a des accidents de parcours.
Suivez-vous de près le travail de votre monteur ? Aimez-vous cette phase du montage ?
Ça fait une trentaine d’années que je travaille avec mon monteur, qui est aussi mon producteur, Liao Ching Sing. Je sais ce qu’il apprécie comme construction narrative. Mais je tiens absolument à participer au travail de montage. Parfois ce qu’il veut va complètement à l’encontre de ce que je veux, c’est ce qui rend notre collaboration très intéressante. J’aide aussi beaucoup les jeunes réalisateurs dans leur travail de montage, je les aide à restructurer leurs films.
Vous ne donnez pas d’indications de cadrage à votre chef opérateur (Mark Lee Ping-Bin), c’est lui qui décide des mouvements de caméra au moment du tournage. Pendant les prises, regardez-vous uniquement les acteurs ou avez-vous un œil sur ce que fait Lee Ping-Bin ? Par exemple, comment s’est passé le tournage de la scène de l’accordeur de pianos dans Le Voyage du ballon rouge ?
Mon chef opérateur est quelqu’un d’extraordinaire, il a des capacités hors du commun. Notamment dans la façon dont il installe le peu d’équipement qu’il utilise pour la lumière. Les acteurs ne se rendent pas compte qu’il y a eu la moindre installation au niveau de l’éclairage, ils ont l’impression que c’est vraiment une lumière naturelle, d’ambiance. Si Lee Ping-Bin fait des modifications, c’est au niveau de la température des couleurs, là encore pour que les acteurs se sentent le plus possible dans l’ambiance. Ensuite il détermine l’endroit où il va se positionner pour faire son travelling. Il essaye de couvrir le plus d’espace possible avec son angle de caméra. Parce que comme les acteurs improvisent, on ne peut absolument pas savoir dans quel endroit ils vont se diriger, ce qu’ils vont faire. À partir du moment où on commence à tourner, je le laisse complètement libre. Je cherche un endroit pour me terrer dans un coin. Lui a toujours un œil dans le viseur et un œil qui traîne pour anticiper le mouvement des acteurs, être prêt à les suivre. C’est comme ça qu’il adapte la prise de vue. Pour la scène avec l’accordeur de piano, il n’y a bien sûr pas eu de répétition au préalable. Qu’est-ce que je faisais pendant cette scène ? Il fallait qu’il y ait un appel entrant au téléphone, et j’étais dans la cour de l’immeuble, en train d’organiser ça. En même temps, si l’appel était arrivé trop tôt ou trop tard, ça n’aurait pas été gênant, j’aurais continué à tourner, c’est rare que j’arrête. On a dû refaire cette scène, je ne sais plus pourquoi, mais au bout de deux prises c’était parfait. Et à chaque fois que je la revois je me dis, vraiment, il est très fort mon chef opérateur ! La qualité de son travail est due à notre connivence, notre complicité de longe date, à son professionnalisme et ses habitudes de travail. Une anecdote : avec le temps, son épaule s’est ankylosée et lui fait mal. Un jour je lui ai suggéré de prendre un technicien pour qu’il l’aide. Mais il m’a répondu : « Personne ne peut m’aider, ce sont mes deux yeux qui travaillent, un œil dans un coin, l’autre qui suit, il n’y a que moi qui peux prendre les décisions, personne ne peut faire le mouvement de caméra à ma place. »
Dans Le Voyage du ballon rouge les personnages parlent français, et vous ne parlez pas anglais. La communication entre eux et vous a donc toujours été médiatisée par un interprète. Il vous rapportait ce que disaient les acteurs et vous saviez à partir de là si la prise était réussie ou non. Le langage et ses nuances sont donc pour vous secondaires dans l’expression de ce que sont les personnages ?
Ce que j’affectionne dans le cinéma c’est le langage du quotidien, pas le langage théâtral. Donc dans mon travail avec les acteurs, ce qui est important c’est de leur indiquer la situation, le contenu de la scène en question. Après, c’est à eux de trouver les dialogues. J’aime les dialogues qui découlent de la réaction des individus aux situations. Et puis ça les délivre du poids d’avoir à apprendre par cœur. Je suis tout à fait conscient qu’il y a un type de films qui demande que les acteurs répètent et apprennent par cœur les dialogues du scénario, parce qu’il n’y a que comme ça qu’on peut faire passer le message du film. Ça n’est pas mon cinéma à moi, sauf dans le cas des Fleurs de Shanghai. Ce film est un film d’époque (il se passe à la fin du XIXe siècle), qui plus est situé à Shanghai, où on parlait un dialecte qui n’était pas celui des acteurs. Pour ce film, on a tourné en suivant la chronologie de l’histoire et on a fait énormément de prises. Je travaillais par couples d’acteurs : on tournait un groupe de scènes une première fois, puis on le retournait plus tard, pour que les acteurs soient à même de bien posséder le dialogue, que ça devienne naturel pour eux.
Vous dites que grâce au tournage, vous cherchez à comprendre vos personnages, à capter ce qu’ils sont à l’intérieur. Pourtant, à la fin des films, nous n’avons pas l’impression de les cerner davantage qu’au début, notamment parce qu’ils se donnent davantage par les déplacements de leurs corps que par l’expressivité ou le langage. On les ressent, mais il est difficile de verbaliser, d’intellectualiser ce qu’ils sont. Est-ce que vous avez l’impression que vous êtes parvenu à les comprendre ou demeurent-ils encore pour vous des mystères ?
On m’entend souvent dire que pour moi un film est un quête, une recherche. Ma scénariste Chu Tien Wen trouve que mes meilleurs films sont ceux que je lui raconte avant de tourner, mais mes premières idées ne sont pas forcément celles que je retiens ensuite. Ce qui compte c’est l’interaction, entre les acteurs, les lieux… Il n’y a jamais de préparation, c’est l’ambiance et la saveur que je recherche, pas une organisation en amont. Et c’est vraiment à la fin du montage que je prends conscience de ce que j’ai capté instinctivement, de ce qui a résulté du travail de préparation. C’est là que je découvre de quoi est fait mon film. Pour moi c’est le processus qui importe dans la création.
Vous dites que Le Voyage du ballon rouge « montre la réalité telle qu’elle est, cruelle ». Ça n’est pas du tout l’impression que j’ai eue : Suzanne est en effet un personnage malheureux mais sa vie n’est pas cruelle, elle n’est confrontée à aucune difficulté. Simon et Song sont sereins et votre façon de filmer est confiante et apaisée. Qu’est-ce qui est cruel dans cette réalité que vous montrez ?
C’est vraiment la réalité qui est cruelle, pas ma façon de travailler ou de la transmettre à l’écran. Parfois une réalité cruelle peut s’exprimer par des choses comiques, ou par une force, une énergie. Il y a forcément une distanciation qui s’opère. Il y a par exemple un réalisateur à Hong Kong qui tourne des comédies mais ainsi il nous fait part de choses très cruelles de la vie. La forme de la comédie est un choix, un moyen de prendre des distances. Je ne suis pas quelqu’un de cruel, mais en tant qu’artiste, face à la cruauté de la vie je me positionne, j’opère des choix dans la façon d’en rendre compte. La cruauté est prégnante, mais ça ne veut pas dire que je l’expose telle quelle à l’écran.