On est tout à fait d’accord avec ceux qui, ici, découvraient le film à Cannes, comme s’en faisait l’écho Arnaud Hée dans son texte « Romance platonique ». Car le nouveau film de Hou Hsiao-hsien, tant attendu après plusieurs années, a de quoi décontenancer, déjà du point de vue de la trame narrative dont il est bon de lire, rappelons-le, un résumé avant de se rendre à la séance, même si cela est aussi une caractéristique de la filmographie du réalisateur qu’on peut voir et revoir dans le cadre de la rétrospective que lui consacre la Cinémathèque française. Loin de suffire cependant, il faut bien accepter de se perdre dans les méandres d’une intrigue peu limpide, et de dépasser la question du récit. Comme Kagemusha et Ran d’Akira Kurosawa, The Assassin est une grande fresque historique, s’ancrant ici dans la Chine du IXe siècle. Il ne se laisse saisir et apprécier qu’avec une secrète maturité, requérant d’être revu pour en appréhender toute la densité.
Film d’époque, The Assassin est encore un film relevant du wu xia pian – film de sabre et d’art martial –, avec lequel il institue un certain nombre d’écarts, comme autant de déconvenues face à l’horizon d’attente, qui peut ici décevoir quantitativement (au nombre des scènes effectives de combat) plus que qualitativement. Si on y retrouve Chang Chen qui jouait dans The Grandmaster de Wong Kar Wai, ce sont bien davantage les films de samouraï tels ceux de Kurosawa que HHH prend pour modèle, où ce qui importe le plus sont moins les actions violentes qu’une forme d’éthique du samouraï, une philosophie de vie, comme dans le genre chanbara. Se joue en effet autre chose dans The Assassin qu’un film historique et qu’un film de sabre : c’est le portrait d’une femme de combat, d’une femme forte qui est aussi une femme blessée à travers la figure de Nie Yinniang interprétée par Shu Qi, présente dans Millennium Mambo (2001) et Three Times (2005) de HHH.
La parabole du film à travers le conte de l’oiseau bleu et du miroir énonçant qu’un volatile triste et solitaire retrouve sa vitalité si on place un miroir devant sa cage, et que face à lui, il chante sa douleur, danse jour et nuit, et meurt, permet de mieux appréhender ce qui fait toute la force psychologique et plastique du nouveau film de HHH : le mélange de la complainte et de la danse.
Femme-oiseau
Nous sommes donc en Chine au IXe siècle, au moment où la province de Weibo tente de se soustraire à l’autorité impériale des Tang. Yinniang, après avoir été initiée par une nonne aux arts martiaux, revient dans sa famille à la suite d’un exil de plusieurs années. Elle appartient à l’« ordre des assassins », et sa mission, justicière, est d’éliminer les tyrans. À son retour, sa mère lui remet un morceau de jade, symbole du maintien de la paix entre la cour impériale et la province de Weibo, mais aussi de son mariage avorté avec son cousin Tian Ji’an. Fragilisé par les rebellions, l’Empereur a tenté de reprendre le contrôle en s’organisant en régions militaires, mais les gouverneurs essayent désormais de les dérober à son autorité. Devenu gouverneur de la province de Weibo, Tian Ji’an décide de le défier ouvertement. Mais Nie Yinniang a reçu pour mission de la nonne de tuer son cousin, et elle lui révélera son identité en lui abandonnant le morceau de jade. C’est donc le dilemme tragique par excellence qu’expose The Assassin à travers la figure de Yinniang, devant choisir entre le sacrifice de l’homme qu’elle aime et la rupture avec son ordre.
Pour autant, la fresque historico-tragique centrée autour de ce couple fait la part belle à un autre binôme, féminin celui-là : si dans les nombreuses scènes de la première partie du film, il est difficile de comprendre la répartition des forces en présence, ce sont explicitement les figures antithétiques de Yinniang et de son maître, la nonne, respectivement vêtues de noir et de blanc, qui sont mises en évidence dès l’ouverture et la quasi clôture du film. Cette opposition chromatique est mise en scène davantage comme une réversibilité et une polarité par les cadrages : si l’un est oblique descendant avec Yinniang à sa gauche, l’autre qui lui fait écho par symétrie est oblique ascendant avec la nonne cette fois-ci à gauche. Entre ces cadrages aux deux extrémités de The Assassin, il est question de la voie de l’épée, sans cœur et sans pitié, et de la voie du cœur, chemin où évolue la figure tragique de Yinniang partagée entre devoir et amour. C’est encore une typologie de portraits féminins dressée par HHH, que ce soit dans la figure de la mère de Yinniang, dans la concubine et la femme de Tian Ji’an. Et, sans rien révéler de l’intrigue, c’est une question féminine qui dénoue le film et mène Yinniang à une sorte d’enfantement d’elle-même. Comme le phénix à qui la femme-assassin est comparée, c’est sa renaissance qui est le vrai sujet du film.
Comme un oiseau en vol
Malgré, on l’a dit, la difficulté à appréhender le film, c’est un paradoxal mélange d’abstraction, d’épure, de retenue et de sensualité qui en fait toute sa beauté. C’est une suave picturalité que compose HHH avec ses plans tournés en Mongolie intérieure, mais aussi dans le raffinement extrême de la composition de ses tableaux : les voilages en mouvement composant les cadres créent un feuilletage sensuel tout en transparence et surimpression ; les vibrations lumineuses produisent un ondoiement de la perception. La séquence entre Tian Ji’an et sa concubine, ainsi qu’avec Yinniang, est à ce titre particulièrement subtile, filmée entièrement à travers un voile vaporeux et dont un splendide et délicat bouquet de fleurs constitue en quelque sorte le pivot visuel, tel une complexe pâte colorée.
Chaque plan est ainsi peu ou prou de l’ordre de l’éclat, comme il en va des scènes chorégraphiées aux couleurs chatoyantes ou plus abstraites, que ce soit les défilés de personnages, les scènes de danse à la cour et les combats en tant que tels. Ceux de Yinniang constituent une brève danse de haute voltige en miroir précisément de ceux qu’elle tue, tels des oiseaux en vol, selon la formule de la nonne au seuil du film. Ces scènes, peu nombreuses, sont prodigieuses, toutes en déflagration, jouant de sidérants rapports vitesse-accélération/ralenti-décélération, d’écarts entre les coupes. Se produit un effet de désancrage virtuel, de déterritorialisation, créant une sidération, à la manière du transport réel d’une scène de combat entre Yinniang et une autre femme masquée dans un bois de bouleaux vers un autre bois de bouleaux en plan incliné.
Ces chorégraphies permettent d’approcher une définition du cinéma de HHH : saisir le battement de l’image, comme lorsque le gracieux visage de Yinniang, femme-oiseau, qui n’apparaît que par intermittences, opère un jeu de cache-cache à mesure qu’elle avance avec les troncs des arbres dans un bois à l’avant-plan, créant un effet de défilement et de montage interne au plan ; saisir la traîne et la durée même du mouvement dans sa prédilection pour le plan-séquence, tout en alliant dans les scènes de combat la coupe nette et virtuose, à l’image du poignard de Yinniang, qui accentue la déflagration du mouvement. Le cinéma, art du découpage et de la coupe, art de la danse, est figuré dans la brève irruption et apparition du combat comme haute voltige, où s’y exprime le rapport à la vie et à la mort. La traîne dansée se fait thrène, à l’image de la perte du plan précédent aussitôt prolongé dans un autre plan, et dont il demeure la trace fugace – comme le phénix renaît de ses cendres.
Il n’est bien sûr pas surprenant que The Assassin ait reçu le prix de la mise en scène au Festival de Cannes 2015 tant il fait preuve de virtuosité et d’une profusion formelle, où l’émotion affleure avec retenue et pudeur.
HHH formule d’ailleurs bien sa méthode de travail en énonçant : « Sur le tournage, je m’arrange toujours pour que les acteurs ne me voient pas, ne sachent jamais où je suis. Pour moi, la place du cinéaste, c’est d’être en léger retrait, planqué, presque sur la touche. Je filme comme sur la pointe des pieds, de côté, en diagonale. Et j’interdis à tous les membres de l’équipe technique d’entrer dans le champ visuel des acteurs ». On peut ainsi un peu mieux appréhender comment la charge émotionnelle du film est, elle aussi, à retardement, comme sur la pointe des pieds. Et c’est quand ce principe de décentrement se radicalise mais aussi se libère en se transportant dans les plans documentaires de la Mongolie intérieure et de ses peuples, pleins de vie, avec l’irruption de Yinniang dans ceux-ci, que l’émotion peu à peu se propage, en miroir de celle qui la gagne.