Le retour du cinéaste taïwanais tant aimé : évidemment l’attente était très grande. Et le maître investit ici le wu xia pian – film de sabre et d’art martial. Cette attente est-elle déçue ? Il s’agirait plutôt d’autre chose car Hou Hsiao-hsien reste bien un metteur en scène unique. Mais la question à la sortie de la projection était la même pour tous : est-ce que tu as compris quelque chose ? On se prend à penser qu’une distribution dans la file d’attente d’albums Panini avec les photographies des personnages et leurs fonctions au sein de l’organigramme impérial aurait été d’une aide précieuse. De là à s’imaginer un avenir dans la profession d’attaché de presse…
Figure tragique
La situation initiale est la suivante (soyons franc, intervient ici l’aide de recherches via les moyens modernes de communication) : au IXe siècle, l’Empereur installe des provinces militaires pour s’assurer le contrôle des régions périphériques troublées du Royaume. Yinniang (Shu Qi) a été élevée loin de sa famille par une nonne vêtue de blanc qui l’a initiée aux arts martiaux comme membre de « l’ordre des assassins ». De retour dans sa famille, elle se voit confier une mission : tuer Tian Ji’an, son cousin devenu gouverneur de la province de Wiebo entré en rébellion, et avec lequel un mariage – d’amour – tomba à l’eau. La jeune femme vêtue de noir devient cette figure tragique porteuse de cet inextricable dilemme.
Soit un scénario somme toute classique : le sacrifice de l’homme aimé ou la trahison du code d’honneur de la confrérie. On aurait souhaité une épure du récit, qui déambule dans des intrigues tout à fait inintelligibles, ou du moins une clarification de sa ligne qui serait d’investir complètement – car c’est tout de même le principe de The Assassin – les rapports de distance entre Yinniang et Tian Ji’an, de vides qui se comblent ou se font entre ces deux corps. L’absence y est une douleur et la présence synonyme de l’acte de tuer – cette variation douloureuse entre distance, présence et absence étant le moteur de plusieurs films de Hou Hsiao-hsien, par exemple Poussières dans le vent ou Three Times. Ce principe est palpable, mais reste à l’état d’idée ; la dimension émotionnelle n’opère pas, asséchée par les circonvolutions incessantes du récit, d’autant que les repères, pourtant très importants, d’espaces et de temps restent quasiment à l’état d’abstraction.
Rétention
Cette sorte de défaite ressentie de ne pas pouvoir entretenir un rapport émotionnel avec les enjeux du récit nous rend spectateur distant mais admiratif d’un cinéaste unique. The Assassin est en ce sens tout sauf une souffrance, ceci dès le prologue saisi dans un noir et blanc intense et profond, avant que l’on ne bascule pour la suite du film dans une richesse chromatique sidérante, des constructions spatiales complexes tout à fait prodigieuses faisant apparaître des masses lumineuses en suspension, les mouvements de fines étoffes transparentes. On ne s’étonne pas que Hou Hsiao-hsien trouve des points d’énonciation de plan extrêmement inspirés, qu’il filme autant le vide que les présences, possède un sens de la durée insensé – plusieurs séquences sont d’ailleurs comme rythmées par des percussions aux airs de métronome.
Par ailleurs, il investit le wu xia pian bien à sa manière, c’est-à-dire avec une forme de rétention où la vitesse intervient comme une déflagration, une secousse sismique brisant le tempo lent. Dans cette appréhension du genre il reprend son principe de décentrement par rapport à l’action, se replaçant presque systématiquement à sa périphérie en élargissant le cadre ou en se calant sur une situation parallèle — par exemple lorsque le combat entre Yinniang et un sbire disparaît hors champ et que l’on reste sur Tian Ji’an et son fils – une « non-action ». De ce festival on repartira avec en tête des plans de haute volée de The Assassin, mais avec l’idée que ce rendez-vous amoureux que l’on avait fantasmé de longue date a donné lieu à une étreinte trop timorée. Ce qui n’empêche pas que l’on sera fébrile et ému au prochain rendez-vous, en espérant même qu’il ne tarde pas trop.