Si Monsieur Verdoux et Un Roi à New York sont les deux seuls films du cinéaste où l’acteur tient un premier rôle autre que celui de Charlot, ou du moins dans lesquels la figure Charlot serait cachée sous le visage d’un personnage différent, c’est un autre point commun qui donne envie de mettre les deux films en regard. Là où Monsieur Verdoux s’ouvre sur le plan d’une tombe, celle du criminel librement inspiré de Landru, Un Roi à New York débute par une révolution et une phrase, « À mort Shahdov ! », du nom du roi détrôné que campe ici Chaplin. Cet horizon mortifère que les films partagent prend une forme assez étonnante dans chacun d’entre eux, puisqu’il s’avère indissociable d’une certaine approche de la comédie, qui constitue leur véritable sujet commun. Dans les deux cas, Chaplin joue un personnage s’avérant être, à son corps défendant, un acteur. Verdoux, en dépit de la manifeste jubilation avec laquelle il passe d’une identité à l’autre, décrit vers la fin du film cette existence duplice comme « un cauchemar » dont il s’est réveillé, « un monde horrible » dont il se demande parfois s’il a jamais existé. Shahdov, pour sa part, joue par accident, devant une caméra de télévision qu’il ne voit pas ou en ratant une scène en direct qui lui vaut paradoxalement un grand succès. Jouer revient à signer un pacte faustien, qui prend autant la forme d’un contrat de mariage (Verdoux) que d’un partenariat publicitaire (Shahdov). Il induit pour Verdoux de tenter de régir un chaos qui finit par le dépasser (aux premiers meurtres et séductions habilement exécutés succèdent la multiplication de petits accrocs), et pour Shahdov d’être l’objet du regard déformant de ceux qui l’entourent (on l’accuse d’avoir dérobé le trésor de son pays ou encore de s’être vendu aux communistes). Il y aurait dans cette question de la perception du corps chaplinien, double et objet de bien des fantasmes, une manière évidente pour l’auteur de jouer de sa persona, mais cette lecture a le défaut de mettre de côté la violence du regard que porte Chaplin sur sa fonction d’acteur. Dans un segment d’Un Roi…, Shahdov s’essaie ainsi à la chirurgie esthétique. L’opération, qui est supposée le rajeunir de dix ou vingt ans et lui permettre de jouer dans la réclame d’un produit hormonal, produit l’effet inverse, en remodelant le visage du monarque en un masque mortuaire – presque une tête de mort, incapable de pouvoir exprimer un rire. De la même façon, le désastre que représente le tournage d’une publicité pour une marque de whisky trouve son acmé dans un rictus d’étouffement, où Shahdov manque de s’étrangler.
À mort Chaplin !
Verdoux et Shahdov pourraient dans cette perspective être considérés comme les deux faces d’une même pièce. D’un côté, Verdoux s’affirme comme un acteur jouant délibérément un rôle (mais qui, de son propre aveu, perd ainsi la conscience du monde autour de lui), tandis que de l’autre, Shahdov incarne un comique involontaire mais bien ancré dans la réalité, qui amène malgré lui du burlesque dans une société paranoïaque et gouvernée par les ragots, la publicité et la haine des « rouges ». C’est là qu’intervient peut-être le point de résonance le plus troublant entre les deux œuvres : elles convergent toutes les deux vers un procès où, là encore, chaque personnage joue sa partition à sa façon. Verdoux, habile interprète, récite son monologue et accomplit ainsi sa « destinée », en dressant un parallèle entre son activité criminelle et l’époque dans laquelle il s’inscrit. En substance, Verdoux avance qu’il est le produit du monde dans lequel il évlue. Cette hypothèse semble partagée autant par le personnage que par le metteur en scène, Chaplin liant distinctement dans le montage les destins de Verdoux comme de Shahdov à des plans de journaux, manière de toujours réinscrire leurs actions dans une logique d’abord de réception (les personnages principaux sont des célébrités), puis de contingence avec l’actualité (par exemple, la fin de la carrière d’assassin de Verdoux se recoupe avec l’annonce d’un krach boursier). Shahdov met quant à lui sens dessus dessous le tribunal par maladresse et redevient Charlot le temps d’une scène toutefois rapidement avortée, le tableau de l’Amérique que dresse le cinéaste s’achevant moins par le saccage du tribunal que par les pleurs d’un enfant que l’on a contraint à trahir ses idéaux. De quoi Chaplin fait-il exactement le procès ? Du monde, bien entendu, mais aussi plus discrètement de lui-même, en premier lieu en tant qu’acteur. Comme l’explique Jacques Lourcelles dans son Dictionnaire du cinéma, Verdoux est un personnage « lucide », et c’est parce qu’il est lucide « qu’il se dédouble et se regarde agir ». Autrement dit, il est acteur et metteur en scène, mais il faut toutefois préciser que cette mise en scène ne permet guère de contrôler les situations et les personnages dont le meurtrier dérobe la fortune. Verdoux échouera de fait à plusieurs reprises dans ses machinations et c’est d’ailleurs dans ces épreuves que Charlot réapparaît à nouveau sous les traits de Chaplin, lorsque le personnage doit faire preuve de duplicité pour maintenir l’illusion, en arborant des mimiques outrées (lorsqu’il croise les jambes à bord d’une barque à chaque fois que celle qu’il tente d’assassiner se retourne vers lui) ou lorsqu’il essaie de se soustraire au regard de l’une de ses épouses au cours d’une cérémonie de mariage qui vire à la catastrophe.
Or Verdoux finit par comprendre, dans ce qui précède la scène de son arrestation, que pour retrouver pleinement sa virtuosité d’acteur et la maîtrise de son corps et de l’espace, il convient pour lui de trouver le juste rôle – soit de faire tomber le masque et de dire, sans détour, qu’il est le produit du chaos du monde. En somme, il lui faut prendre à bras-le-corps la fonction première de Charlot, dont le comportement chaotique a pour vertu de révéler le chaos des choses, mais en adoptant précisément une attitude aux antipodes de son alter ego. Calme, maître de ses gestes, ouvertement cynique, le Verdoux des dernières minutes accomplit la destinée de Charlot par le biais le moins charlotesque qui soit. Cette mise à bas du masque chaplinien s’apparente quelque part à un suicide, puisqu’elle revient à jouer une partition conçue par l’acteur comme terminale, pour mieux ensuite s’en aller, le sentiment du devoir accompli. Dès lors, le dernier plan rejoue indirectement le départ vers l’horizon de la fin des Temps modernes, mais cette fois-ci pour aller vers l’échafaud.