Il y a quelques mois, Michel Hazanavicius réalisait The Artist, un film muet, mais sonorisé, qui racontait la résistance, puis la déchéance de George Valentin (Jean Dujardin), vedette du cinéma muet lors de l’essor du cinéma parlant. C’est à cette période charnière du passage du muet au parlant, en 1931, que Les Lumières de la ville est sorti. Alors que le premier film totalement parlant, Lights of New York des frères Warner, voyait le jour en 1928, Chaplin décidait de faire un film muet, résistant ainsi à l’engouement pour les « talkies ». Le film fut reçu, cependant, très favorablement aussi bien par la critique que par le public. Si les acteurs ne parlent pas, le film est toutefois sonorisé : les images sont synchronisées à une musique et des effets de bruitage composés par Chaplin lui-même. C’est cette partition que jouera le 23 décembre l’orchestre national d’Île-de-France dirigé par Timothy Brock, pour accompagner les images du film, privées pour l’occasion de leur musique (mais non pas de leur effets sonores), rappelant ainsi les projections d’antan du cinéma burlesque.
Les Lumières de la ville est l’entreprise la plus longue et la plus laborieuse de toute l’œuvre de Chaplin. Presque trois ans s’écoulent entre les prémices du projet en 1928 et la première à Los Angeles le 30 janvier 1931. Chaplin travaille un an sur le scénario qui subit de nombreux changements entre l’idée de départ, un clown aveugle qui cache son handicap à sa fille, et l’idée finale, une jeune aveugle qui reçoit les bienfaits de Charlot, en pensant qu’il s’agit d’un homme riche. Cette romance entre Charlot et la jeune aveugle va être agrémentée de diverses péripéties cocasses : des soirées entre Charlot et le millionnaire ivre en passant par les différents métiers (éboueur, boxeur) que Charlot exerce en vain pour rassembler de l’argent afin de soigner la jeune femme. Dès le début, Chaplin a une idée précise de la fin (contrairement à ses autres films où il commence toujours sans savoir comment ils se termineront) : l’aveugle, ayant recouvré la vue, découvre la triste condition de son bienfaiteur. C’est cette scène de reconnaissance sublime qui faillit coûter son rôle à la jeune Virginia Cherrill : alors que Chaplin se décide enfin à tourner cette partie difficile, l’actrice de vingt ans, demande si elle peut quitter plus tôt le plateau à cause d’un rendez-vous chez le coiffeur. Chaplin, furieux, décide de la renvoyer, et fait appel à Georgia Hale, qui était sa partenaire dans La Ruée vers l’or, mais il finit par revenir sur son choix. Leur collaboration ne fut pas facile. Virginia n’avait aucune expérience d’actrice, mais pour Chaplin, ce n’était pas grave puisqu’il voulait simplement que ses acteurs suivent ses instructions. En revanche, il lui reprochait son manque d’investissement dans le travail. C’est aussi la première fois que Chaplin travaille avec une actrice pour qui il n’éprouve aucune affection particulière. Cette relation, quelque peu tendue sur le plateau, ne transparaît pourtant pas à l’écran où l’interprétation des deux acteurs est parfaite.
Cette longue période de production traduit sans doute également les hésitations de Chaplin face à l’essor du cinéma parlant. À cette époque, le cinéaste s’exprime à de nombreuses reprise dans différents journaux et magazines pour manifester sa méfiance à l’égard de cette nouvelle technologie qui mettait en péril son cinéma. Pourtant, même si Les Lumières de la ville appartient à la tradition des muets, certains éléments annoncent déjà l’esthétique des parlants. Le film a bien une trame narrative, cependant, celle-ci est davantage le prétexte à une multitude de gags qu’on retrouve dans les scenarii burlesques. Chaplin en vient même à reprendre des gags présents dans ses précédents courts métrages qu’il affine ici. Alors que Charlot accepte de participer à un combat de boxe pour gagner un peu d’argent pour la jeune aveugle, le ballet auquel il se livre sur le ring renvoie aux scènes de boxe dans Charlot et Fatty dans le ring (1914), à Charlot boxeur (1915), sans oublier The Kid (1921) où le gamin, devenu boxeur, reprend des forces contre le fil à linge d’une des fenêtres de la cour. On pourrait en dire autant des gags du millionnaire alcoolique. Tout cela rappelle les premiers courts métrages : Charlot et Fatty font la bombe (1914), Charlot garçon de café (1914), Charlot fait la noce (1915), Charlot rentre tard (1916), Charlot et le comte (1916), Charlot fait une cure (1917), Charlot et le masque de fer (1921) ou encore Jour de paye (1922). Sans pour autant énumérer tous les motifs qui surgissent dans Les Lumières de la ville, on citera aussi la séquence de la course de voitures qui fait écho au film dans lequel Chaplin apparait pour la première fois dans son costume de vagabond pendant une vraie course automobile : Charlot est content de lui (1914).
La photographie rappelle elle aussi les œuvres du muet. Chaplin filme souvent de façon frontale, et les plans d’ensemble ont encore la part belle. Cependant, Chaplin semble s’émanciper de la tradition burlesque. Il recourt à une variété des angles de prises de vues, notamment dans la scène d’ouverture avec des plongées et des contre-plongées qui renforcent la cocasserie de la situation : lors de l’inauguration d’une statue monumentale, le voile tombe et révèle Charlot endormi dans les bras de la statue… Ce qui est encore plus intéressant, c’est l’échelle des plans que Chaplin utilise : les plans d’ensemble se partagent l’écran avec des plans rapprochés et des gros plans, souvent montés en champ-contrechamp. La caméra semble ainsi se rapprocher des acteurs pour faire entendre un dialogue, qui pour l’heure reste inaudible. Bien que non parlant, Les Lumières de la ville recourt à un montage et une échelle de plans qui seront bientôt la norme dans les films parlants.
Face à l’essor des « talkies », Chaplin sait ce qu’il peut perdre en faisant parler Charlot. Son jeu est fondé sur la pantomime, ce langage qui se passe des mots pour être compris, comme par exemple l’agacement hautain de Charlot face aux deux gamins de rue. Le geste familier de ses paupières qui se ferment et de sa bouche qui s’étire l’expriment sans équivoque. Il en est de même pour son attachant battement de paupières, lorsqu’il se trouve auprès de la belle aveugle, qui traduit son ravissement amoureux. Donner une voix à Charlot serait en quelque sorte supprimer la raison d’être du personnage ; il faudra attendre la scène finale des Temps modernes (1936) pour entendre la voix de Charlot, et encore il s’agira d’une chanson dans une langue inventée.
Si Les Lumières de la ville reste un film sans dialogue, il est tout de même sonorisé. En effet, Chaplin décide de composer lui-même la musique de son film, heureux de pouvoir imposer sa vision d’auteur et ainsi mettre fin aux improvisations parfois hasardeuses des orchestres. Chaplin, mélomane et violoniste, travaille sur la partition six semaines avec l’aide d’Arthur Johnson : ce dernier écrit ce que Chaplin fredonne. La musique est écrite pour une trentaine d’instruments. Différents thèmes parcourent le film : un air de violoncelle pour le vagabond par exemple ou celui de la Violetera de Padilla pour la jeune aveugle. La musique n’accompagne pas seulement le film, elle l’enrichit en créant différentes ambiances sonores qui rythment les divers numéros de Charlot : lyrique et emportée lorsque Charlot est en compagnie de sa bien-aimée, rapide et saccadée lorsque Charlot est sur le ring. Chaplin, qui n’aime pas la technique « à la Mickey Mouse » (technique qui consiste à souligner un gag avec des effets sonores), recourt tout de même dans ce film à quelques bruitages : on entend le coup de pistolet, la cloche du ring, le gag du sifflet et bien sûr les voix saxophones des orateurs lors de la cérémonie officielle. Mais pas un son, lorsque Charlot claque la porte de la voiture avant sa rencontre avec la jeune fille, rien non plus lorsque la jeune fille met de la musique pendant son déjeuner avec Charlot… Cette absence de son aux moments forts du film laisse l’imagination du spectateur combler ce vide sonore. Chaplin, bien qu’il manie le son et l’expérimente dans ce film, se moque gentiment de l’engouement pour cette nouvelle technologie, et cela dès l’ouverture du film. En effet, alors qu’une foule dense attend l’inauguration d’une statue pour la paix et la prospérité, des personnages importants font un discours, mais leur voix est remplacée par un son nasillard de saxophone. Chaplin moque à la fois la vanité du discours politique et la piètre qualité des premiers vitaphones. Sa raillerie s’achève de façon magistrale dans cette première scène par la posture incongrue de Charlot : le vagabond tente tant bien que mal de se dégager de la statue où il a passé la nuit, et se retrouve la tête de profil, le nez près de la main écartée de la statue… joli pied de nez à la foule, mais surtout au cinéma parlant. Chaplin prend des risques et s’en amuse.