Après la restauration récente des films de la première période de Charlie Chaplin chez Keystone (1914), voici qu’ont été restaurés – assortis d’une musique de qualité – ceux de la troisième période (après Essanay, 1915), à la Mutual (1916 – 1917) au studio de Lone Star, restauration qui s’est révélée un vaste et complexe chantier vu les différentes versions existantes des films de Chaplin… L’année 2014 est importante : rappelons-le, c’est celle du centenaire de Chaplin puisque c’est en 1914 qu’était présenté son premier film, Making a Living (Pour gagner sa vie), puis qu’apparaissait pour la première fois à l’écran son personnage de Charlot dans Kid Auto Races at Venice (Charlot est content de lui), son deuxième film. Néanmoins, on peut aller jusqu’à dire, avec Jean Epstein, que « de loin, Charlot est la première grande figure internationale de l’écran : première en date, en universalité, en vérité psychologique, en force et en qualité de pouvoir émouvant ». Ou dans les termes d’Henri Agel : « le mythe de Charlot est certainement le plus puissant qu’ait créé le septième art ». Un véritable « Mythe en mouvement » consubstantiel au cinématographe donc.
C’est dans ce double cadre, d’anniversaire et de restauration, que s’inscrit le « Charlot Festival » : il permet, à travers trois courts-métrages de 25 mn environ, sur les 12 que compte la période, de donner à voir sur grand écran des œuvres phares de Chaplin, à une période où le « mythe Charlot » prend une certaine densité humaine, selon le formule d’Henri Agel : The Rink (Charlot patine, 1916), Easy Street (Charlot policeman, 1916), et The Immigrant (L’Émigrant, 1917) – lequel devrait être traduit, comme l’exprime Jean Mitry, par Charlot voyage… !
Quel choix a présidé à ce regroupement ? Ce sont de véritables best of du genre chaplinesque : Charlot patine est un chef‑d’œuvre de la course poursuite chorégraphique pour Mitry, pur divertissement lié à un loisir malgré une mordante ironie ; Charlot policeman peut être considéré comme le chef‑d’œuvre de toute la série Mutual, et comme « chef‑d’œuvre tout court » pour le même Mitry, à dimension satirique et caricaturale préfigurant Le Dictateur (The Great Dictator, 1939 – 1940) ; et si Charlot voyage constitue le troisième grand film de la série Mutual, traditionnellement avec Charlot policeman et Charlot chez l’usurier (The Pawnshop, 1916), c’était surtout le favori de Chaplin parmi ses courts-métrages…
Ces films présentent ainsi comment en l’espace de seulement quatre années et 61 films déjà Chaplin accède au « génie » avec Easy Street pour Georges Sadoul. Une œuvre donc qui fit date et qui présente le passage des « films-ballets » aux « satires sociales ». Charlot voyage, quant à lui, constitue un deuxième point de bascule avec la série suivante (First National 1918 – 1922), où le comique ne prendra désormais plus appui que sur des situations tragiques. Évolution, donc du comique et du divertissement à une dimension sociale, tragi-comique.
La grâce de Charlot qui saute aux yeux avec Charlot patine, c’est bien sûr celle de son mouvement, une grâce cinématographique : être mobile, qui avant de fluer sur ses patins, claudique avec sa canne, et saccade ses bras dans le restaurant où il travaille. Charlot patine excelle dans la monstration d’un battement et d’un fluement généralisé à l’œuvre. On a à ce titre beaucoup comparé les films de Chaplin à des ballets, comme Louis Delluc, et ces ballets sont en effet un pur spectacle visuel avant tout.
Ce sont en outre des ballets comiques, des « ballets fantaisistes » selon la formule de Mitry. C’est une véritable chorégraphie du rire qu’il nous est donné de voir : un comique de jeu d’acteur dans l’espace hérité du mime, du théâtre et du sketch (ici, le sketch « Skating » de Fred Karno) à travers les mimiques, les jeux de passe-passe entre la cuisine et la salle du restaurant, les portes battantes ; un comique de situation lors du quiproquo à multiples rebondissements à la patinoire ; un comique reposant sur la littéralisation (« trouver chaussure à son pied » par exemple quand Charlot rencontre une jeune femme à la patinoire). La grande force du comique chez Chaplin, c’est son économie de moyens comme cela a été largement relevé, son côté corrosif et directement percutant, ayant trait à l’alimentaire, au scatologique, et au sexuel. Un comique efficace et efficient.
Cette chorégraphie atteste d’un incroyable sens de la mise en scène, que l’on peut apprécier dans Charlot Policeman : les scènes de combat qui se déroulent dans Easy Street font preuve d’un art précis de réorganisation du combat de rue présenté alterné d’un groupe à l’autre de part et d’autre de la rue. Ce procédé d’alternance se retrouve dans le montage par ailleurs. La course poursuite de Charlot par celui qui terrorise tout Easy Street constitue une véritable scène d’anthologie. Tel un pantin qui a tronqué un uniforme pour un autre, policier d’occasion, tel un diable qui sort de sa boîte, disparaît et réapparaît de tous bords, Charlot tente de sauver sa peau, au même titre que le vrai pantin ballotté pendant la rixe des policiers au commissariat. C’est à chaque fois par la ruse et la facétie qu’il la sauve… C’est bien ce que nous dit Charlot comme être de fuite qui est un agent de désorganisation spatiale, et bien sûr sociale. Sadoul nous apprend par ailleurs, si l’on n’avait pas prêté attention (!), que ce sont les mêmes comédiens qui jouent les bons apôtres de la Mission et les policiers du commissariat, sous des habits différents, attestant de la portée socialement corrosive à l’œuvre chez Chaplin.
Charlot, c’est un caractère ontologique comme l’exprime Mitry : il est l’expression d’une position de l’être devant le monde, celle d’un refus au moyen duquel il s’affirme dans le même temps. Pouvoir contestataire pour faire régner la justice, pour défendre les pauvres, moquer les forts et les superbes.
Le style de Chaplin s’exprime enfin par une tendresse infinie : comment ne pas être ému lorsqu’il tient maladroitement un nourrisson dans les bras dans Charlot policeman ou quand dans une œuvre de charité, il donne assez ironiquement cependant la becquée aux enfants dans la séquence des pop-corns, ou bien encore, quand dans Charlot voyage il emmène celle qui a voyagé avec lui pour émigrer et qu’il retrouve par hasard dans un restaurant à New York à un bureau de « wedding licenses », et que celle-ci hésite… C’est ce fil toujours oscillant entre tendresse, émotion, pitié, satire qui nous rend Charlot si sympathique au sens propre, étymologiquement, car nous faisons partie d’une même communauté humaine, « souffrante ».
Alors oui Charlot, comme l’exprimait Aragon, prouve « mieux que par l’étude ou la science, [qu’] un vieux film oublié viendra encore donner aux enfants de plus tard, dans quelque salle de quartier, le frémissement du rire aussi bien que l’irrépressible montée des larmes ». Raisons manifestes pour lesquelles il faut aller (re)voir les films de Charlot.
Charlot, c’est bien un anti-héros, un « héros de l’inadaptation à la vie civilisée », selon la formule d’Epstein. C’est sans doute pour cela que nous avons tant besoin de lui aujourd’hui, que nous soyons adaptés, sur-adaptés, sous-adaptés ou inadaptés. Il console tout en dotant d’une force de contestation. Il fait l’éloge de la marginalité tout en occupant le centre de l’écran. Alors oui chacun est sans doute un peu « débiteur » de Charlot.
Au même titre que le cinéma est débiteur de lui : on ne compte plus la massive littérature qu’il a générée ni ses migrations. N’y a‑t-il pas un peu de lui à travers Monsieur Oscar interprété par Denis Lavant dans Holy Motors (2012) de Leos Carax ? C’est aussi la raison pour laquelle il est si difficile de parler de Charlot après Delluc, Epstein, Sadoul, Mitry, Eisenstein, et tant d’autres… Ces théoriciens et/ou réalisateurs ont décrit en des termes très justes l’étendue de la portée du cinéma de Charlot. Mais bien d’autres, toutes catégories confondues, se sont intéressés à l’universel petit homme claudiquant, ce que nous pouvons apprécier à travers la riche anthologie de textes réalisée par Daniel Banda et José Moure que constitue Charlot : Histoire d’un mythe.
Charlot, cet inactuel est bien actuel, au même titre que ses divagations. Cet être qui va ça et là, agent de dispersion, incarne par sa danse cinématographique et son charivari, tel un « Dieu danseur » selon la formule d’Élie Faure, un pouvoir de contestation, sans doute pas si éloigné du Zarathoustra nietzschéen… et l’espoir d’un crépuscule.