Souverain d’Estrovia renversé par une révolution puis ruiné par son Premier ministre, Shahdov (noter la proximité du nom avec « shadow », « ombre ») s’exile à New York, où il découvre à son corps défendant la toute-puissance de l’image médiatique, jusqu’à se trouver impliqué dans les remous de la chasse aux « activités anti-américaines ».
Avec une intrigue pareille, Un roi à New York ne peut pas ne pas rappeler le sale coup que firent, en 1952, les autorités américaines en pleine fièvre maccarthyste à son auteur Charles Chaplin, profitant de sa présence à la première londonienne des Feux de la rampe pour invalider son permis de retour. Malgré la détente ultérieure, le cinéaste devait finir sa vie et sa carrière en Europe. Lui qui était persuadé que Les Feux de la rampe (1952) serait son dernier film, vit son envie de cinéma ravivée par l’injustice, et c’est Un roi à New York qui fut au bout du compte son avant-dernier. Mais coupé des studios américains qui lui appartenaient et où il était tout-puissant, il ne lui fut pas simple de produire ce nouveau film dans ceux de Shepperton en Angleterre, avec des acteurs et des techniciens qui lui étaient peu familiers et pour certains (notamment le chef-opérateur Georges Périnal) occupés sur d’autres projets, le tout se traduisant par un surcoût qui l’obligea à boucler son tournage dans le délai le plus court de sa carrière : douze semaines. Ces contraintes, jointes à l’urgence de se remettre en selle tout en dénonçant l’empoisonnement idéologique des États-Unis, prirent visiblement leur dû sur le polissage du film, notamment de son scénario. Ainsi, la rencontre du monarque déchu avec Rupert, enfant éveillé à la conscience politique par ses parents communistes fait basculer brutalement le film de considérations sociologiques globales, propices à l’abstraction au-delà des contextes, à la désignation directe et nominative de l’actualité, s’embarrassant moins de subtilité. À cette occasion aussi, Chaplin se livre à quelques auto-références qui pèsent un peu sur la lecture : le petit Rupert (joué par son fils aîné Michael) renvoie évidemment au Kid, jusque dans son regard ferme et peu à peu endolori, et quand il se lance dans une longue et ininterrompue diatribe anarchiste, sa gestuelle est celle du Dictateur…
Autoportrait en ombre
Ces quelques stigmates du vouloir-dire ne sont cependant que les coutures les moins bien finies d’un ouvrage plus fin, plus riche et moins braqué qu’il n’y paraît, bien au-delà d’un simple règlement de comptes aux accents autobiographiques. La part autobiographique, pour commencer, va plus loin que l’évocation des démêlés judiciaires et politiques. Il n’y a qu’à voir le personnage génialement incarné par Chaplin et paraissant bien familier, le roi déchu d’un autre temps mais traversant la modernité avec autant de répulsion que de désinvolture, un brin idéaliste (il fait campagne pour le nucléaire civil mais refuse l’arme atomique), goûtant volontiers aux femmes et néanmoins lucide sur la relation destructrice qu’il peut avoir avec elles. La proximité de son nom avec « shadow » n’est pas exempte d’ambivalence : s’agit-il de l’ombre de son glorieux passé personnel, de celle de l’époque passée à laquelle il a contribué, ou cela qualifie-t-il la relative simplicité de son apparence, propice à tous les habillages ? Car depuis le tarmac où il est assailli par des journalistes à l’affût de ses dérapages, le monarque va passer tout son exil à lutter pour le contrôle de l’image publique qui se crée de lui avec ou sans son consentement, et par-delà, lutter contre les faux-semblants. Tout en n’hésitant pas à se moquer de son personnage et de son retard culturel, Chaplin brosse autour de lui le portrait d’une modernité toute faite d’images fabriquées : décors (l’orchestre classique escamoté par un jazz-band en un tournemain), annonces (les bandes-annonces absurdes sur les variations apportées aux genres classiques) et surtout réclames lucratives, Shahdov se laissant embarquer, d’abord à son insu avant qu’il apprenne à en tirer sciemment profit, dans le business de la publicité.
Intégrité et image publique
La scène où le roi participe à son insu à une série de réclames est d’ailleurs troublante et révélatrice sur cette vision cauchemardesque, paranoïaque malgré le ton de la comédie, d’un monde où notre image, les informations publiques nous concernant, ne nous appartiennent plus (vous avez dit « réseaux sociaux » ?) – et où le cinéma apparaît comme un opposant possible aux dérives publicitaires. Shahdov est convié à un dîner où des caméras ont été cachées. Une femme (qui deviendra par la suite sa maîtresse) l’aborde et l’incite à parler, ce qu’il fait de fort bonne grâce. Soudain, elle prend la pose pour les caméras cachées et se met à vanter des produits. L’effet est saisissant : en décalage d’axe de la caméra de Chaplin qui filme la scène et à laquelle Chaplin acteur se livre à l’envi, on devine hors-champ la présence menaçante de la caméra publicitaire qui dépossède de tout naturel l’échange entre les personnages. Entre deux prestations de la dame, Shahdov lui-même se lance dans une interprétation de Hamlet pour l’assemblée, s’offrant de son plein gré aux spectateurs, mais inconscient que ceux-ci seront plus nombreux que prévu, devant leurs postes de télévision… C’est à partir de cette scène qu’on perçoit véritablement à quel point, dans ce film, Chaplin se livre personnellement – à quel point il exorcise certaines douleurs de sa vie, mais aussi de sa carrière, liées à son statut de star à l’image désormais exploitée partout (la silhouette de Charlot) et qui a dû lutter pour exercer son art et ses idées comme il l’entendait par-delà la pression médiatique. Mais le comble de cette contradiction entre intégrité et image publique est atteint sans conteste plus tard, dans cette scène où, venant d’être l’objet de chirurgie esthétique pour les besoins d’un spot, il doit se contraindre à ne pas rire sous peine de saccager le travail – mais finit par renoncer à lutter contre lui-même, et à passer de l’adaptation au système à la rébellion contre lui.
Rire et souffrir
C’est ainsi que la dernière partie « politisée » agit comme un exutoire aux frustrations de la confrontation menée jusque-là, dans un contexte où celle-ci s’est étendue jusqu’à la sphère politique. La répression politique à l’œuvre ne s’avère que le triste prolongement de la tyrannie des apparences et de la dépossession des données de l’individu, où un simple commentaire un peu trop « rouge », capté par des récepteurs indiscrets voire répercuté par une presse sensationnaliste, peut vous envoyer devant des tribunaux de l’arbitraire tels que le Comité sur les Activités Anti-Américaines. C’est d’ailleurs ce qui arrive à Shahdov, désigné « communiste » car coupable d’avoir fréquenté un enfant de communistes. Ayant renoncé à laisser modeler sa personnalité par d’autres, Shahdov en vient à affronter le Comité avec ses propres armes – autrement dit celles de Chaplin : c’est dans un grand moment de burlesque comme le cinéma n’en osait plus guère en 1957, réglé avec brio sur la base d’une lance à incendie, que les chasseurs de sorcières sont ridiculisés. Ceux qui n’ont pour seules armes que leurs convictions, en revanche, sont moins bien lotis : contraint par l’intimidation à commettre la délation que ses parents ont refusé de faire, Rupert, l’innocence saccagée, se voit apposer un autre épithète qui sonne comme un sceau d’infamie : « vrai patriote ». Une nouvelle fois, l’individu voit sa représentation confisquée, ici par la propagande politique. Le rire peut faire beaucoup, mais la lutte et la souffrance continuent.